HOQUET 2009

 

HOQUET 2009

Introduction
  • "Verdadeiro Darwin?"
  • Foco na primeira edição resultante de Mayr
    • Avant tout, un consensus des savants invite à s’en tenir, pour lire l’ouvrage, à la première édition de 1859. Cette pratique est bien établie depuis la réédition du fac-similé de la première édition en 1964 chez Harvard University Press, avec une préface d’Ernst Mayr. Selon lui, il faut en revenir à la première édition de l’OS, à l’irruption de cet objet sur la scène scientifique, « la publication de L’Origine des espèces qui fit entrer dans une nouvelle ère notre réflexion sur la nature de l’homme » et qui est à l’origine d’une révolution intellectuelle, parce que la pensée de Darwin s’y présente pure, dans toute sa charge iconoclaste. Selon Mayr, Darwin va, par la suite, « adoucir ses affirmations et retirer certaines déclarations », ce qui rendrait la sixième édition impropre à comprendre le sens de ce que Darwin pensait vraiment. 
  • Traduções francesas
    • En France, cette tendance a conduit à la production d’un texte étrange, l’édition Flammarion de l’OS, dans la collection « GF », réalisée par Jean-Marc Drouin et Daniel Becquemont (1992). Le projet en est, en apparence, simple : puisque la première édition de l’OS est, de l’aveu des plus grands biologistes anglophones, l’édition de référence, et puisque cette édition n’a jamais été traduite en français2, il faut la rendre disponible au public français. La méthode adoptée consista alors à reprendre le texte de la traduction Barbier de la sixième édition en l’allégeant de toutes les scories subséquentes, de manière à la rendre conforme au texte de 1859, et à sa pureté originelle. Le seul problème de cette méthode est qu’elle sous-estimait grandement les modifications subies par le texte de l’OS : Darwin a, au fil des éditions, fait des modifications de tous ordres, depuis les simples corrections de virgules jusqu’aux amples remaniements. Si bien que ces changements, auxquels il attachait la plus grande importance, ont rendu le projet de Drouin et Becquemont absolument irréalisable. Malheureusement, l’OS ne se laisse pas toiletter : la sixième édition est tellement différente de la première que le texte final se trouve, comme par avance, jonché des scories des explosions ultérieures. C’est phrase à phrase qu’il aurait fallu reprendre la tradition Barbier pour l’amputer de toutes ces excroissances jugées parasites. L’histoire de ces déboires éditoriaux indique assez quels enjeux traversent les lectures actuelles de l’OS : la volonté de revenir à un Darwin « pur » hante les esprits de bien des lecteurs ; or, ils ne disposent à cet égard que d’un recours : le retour au texte original.
  • Darwin é mais lamarckista que Darwinista
    • Nous voulons simplement souligner ici les paradoxes auxquels aboutit une certaine historiographie, avide de distinctions bien tranchées et d’oppositions claires entre de grands systèmes. Les mécanismes de l’hérédité « lamarckienne » sont présents dans le texte darwinien sans y jouer le rôle central qu’ils ont chez les « lamarckiens ». N’empêche que leur simple présence suffit à troubler la dichotomie bien claire du darwinisme et du lamarckisme. Cela entraîne du même coup la fragilisation, voire la chute, des narrations concernant l’« éclipse du darwinisme ». Cette thèse, mise en avant par Julian Huxley en 1942 dans un ouvrage de promotion de la « nouvelle synthèse darwinienne » en biologie, reprise depuis par Peter Bowler, invite à penser qu’un darwinisme clairement identifié serait né en 1859, mais aurait été pollué et empêché dans son développement, avant d’être submergé par une vague de théories hostiles qui auraient conduit, au début du XXe siècle, à la quasi-disparition du darwinisme. Cette fameuse « éclipse du darwinisme » est en quelque sorte une thèse d’écologie des théories scientifiques : elle invite à observer ce qu’on a pu appeler la « lutte pour l’existence du darwinisme », confronté à des théories rivales et menacé d’extinction.
  • Verdadeiro Darwin?
    • À chaque ligne, un nouveau Darwin s’ouvre :[....] D’où une multiplicité de Darwin dont on ne sait plus s’ils sont cohérents entre eux, si l’un est le vrai et les autres faux. Mais il y a aussi une multitude de lectures de Darwin qui toutes s’emparent d’une phrase et s’en drapent comme d’un étendard. C’est ce que signifie le titre de cet ouvrage : Darwin contre Darwin, cela veut dire qu’il n’y a pas besoin d’être « antidarwinien » pour s’opposer aux « darwiniens ».
    • comment un seul texte, celui de l’OS, pouvait prêter à tant d’interprétations contradictoires;
    • ....
    • Finalement, Mayr a peut-être raison : l’édition originale de 1859 suffit et l’on peut éviter de se lancer dans le lacis complexe des éditions subséquentes. Simplement, le Darwin qui apparaît dans le texte de 1859 n’est pas l’inconditionnel et orthodoxe défenseur de la sélection naturelle. Dès sa publication en 1859, On the Origin of Species, le chef-d’œuvre de Darwin, contient suffisamment d’ambiguïtés et d’aspects divers, lesquels ont été amplement soulignés, commentés, critiqués. Si l’ouvrage s’est rapidement imposé comme un livre incontournable et, plus largement, comme l’un des ouvrages les plus marquants de la science occidentale, il a immédiatement donné lieu à d’innombrables lectures, démultipliées par les éditions successives et les traductions, qui toutes posent problème. Que signifie être darwinien quand on sait que le rôle de la sélection naturelle a été relativisé par Darwin lui-même, dès l’édition de 1859 et avec toujours plus d’insistance par la suite ?
    • Il ne faut donc pas envisager le darwinisme comme une théorie intangible, ni L’Origine des espèces comme un bloc monolithique livrant la « vérité » de la biologie moderne. Il est plus fécond d’interroger les constructions et reconstructions de la pensée de Darwin, et en particulier la place faite à deux termes centraux : la sélection naturelle et la variation aléatoire. Le darwinisme et les autres (lamarckisme, orthogenèse, etc.) ne s’opposent pas mécaniquement ; leurs frontières se brouillent. Il paraît utile non de célébrer encore et toujours l’OS comme monument, mais de le prendre comme un objet philosophique complexe, soumis à des interprétations rivales, et d’en explorer les <<lieux>>.
  • Um livro difícil
    • Huxley écrit ainsi à Hooker : « Je m’efforce d’exposer l’argument de l’OS, et je lis actuellement le livre pour la énième fois dans ce but. C’est, des livres que je connais, l’un des plus difficiles à comprendre intégralement et je suppose que c’est pour cette raison que même des gens comme Romanes font de tels contresens à son sujet. »
  • Recepção sem SN e filosofia dos títulos traduzidos
    • La réception populaire du darwinisme se passe de la sélection naturelle et l’enquête d’Alvar Ellegård en 1958 sur les journaux populaires l’a assez montré. Mais il apparaît que la réception scientifique du darwinisme se passe également bien souvent de la sélection naturelle. Tout se passe comme si l’ouvrage de Darwin était simplement absorbé dans les débats sur l’évolution qui avaient lieu bien avant lui. C’est ce que les travaux de Pietro Corsi ont contribué à montrer. Mais par-delà l’intérêt pour le transformisme et l’évolution en général, ce qui nous semble caractériser les réactions des contemporains, c’est un 
    • enthousiasme pour la recherche de lois. Qu’on en juge par les titres des premières traductions françaises : De l’origine des espèces, ou Des lois du progrès chez les êtres organisés (trad. 1862) ; De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés (trad. 1866). Chaque fois le caractère légal est introduit dans le titre comme si c’était cela seul qui importait : que Darwin ait découvert de nouvelles lois de la nature. Cela va de pair avec un double reproche, car les lecteurs de Darwin considèrent que l’OS pèche de deux manières : d’abord, la question de l’origine des espèces n’est pas la bonne, car elle dépend pour son effectuation d’autres, plus fondamentales, comme celle de l’origine des variations ; ensuite, sur le point particulier de l’origine des espèces, le mécanisme proposé par Darwin est insatisfaisant et doit être complété.
PREMIÈRE PARTIE - QUELLE THÉORIE POUR DARWIN?
1. Analytique ou le puzzle darwinien: one long argument 
  • Evita evolução, talvez por suas "connotation progressistes et sociales" ou por seu significado na embriologia,.
  • SN como metáfora, ligando a production des races domestiques par le poucoir de sélection de l'homme a questão natural.
  • Tradução de Descent
    • descent, difficile à traduire. On utilise traditionnellement le mot « descendance », mais il a plusieurs inconvénients : il a prêté à bien des blagues (l’homme « descend » du singe comme le singe « descend » de l’arbre) ; il présente en outre d’authentiques limites conceptuelles. En effet, le français « descendance » indique surtout la postérité, alors que l’anglais descent pointe également vers l’ascendance, vers les ancêtres, le « lignage ». Patrick Tort a proposé de rendre descent par « filiation » : faire, par exemple, le descent of man reviendrait à établir la « filiation de l’homme », à dresser une généalogie, à identifier des ancêtres13. Cette interprétation a incontestablement ses avantages, en particulier parce qu’elle souligne la signification paléontologique et systématique du descent. Un paléontologue français pouvait écrire en 1859, juste avant que ne paraisse l’OS : « La filiation des espèces animales, dans le temps, n’est qu’une filiation apparente, ou plutôt c’est une succession de termes spécifiques, dans beaucoup de cas du moins, et elle ne saurait être considérée comme une filiation généalogique à la manière des individus d’une même lignée. » Ce paléontologue récusait donc l’idée d’une « filiation » vraie et préférait se borner à parler de « sériation », pour désigner « les rapports évidents que nous constatons entre les formes spécifiques qui représentent et semblent perpétuer un même groupe naturel à travers plusieurs époques successives appartenant à la même période géologique ou à des époques différentes »14. À l’inverse, Darwin a soutenu la thèse de la « filiation » vraie.
    • Dans l’OS, descent a été diversement traduit. La multiplicité des équivalents permet, certes, de rendre finement la diversité des sens, mais fait perdre l’unité du concept darwinien. En réalité, il y a deux emplois principaux du descent : d’une part, quand Darwin parle de « communauté de descent », de « descent commun » ou encore de « proximité [propinquity] de descent », il pointe vers l’amont, indiquant un « progéniteur », un ancêtre ou un ascendant commun, une « communauté d’origine » qui fonde l’appartenance à une même lignée c’est-à-dire la ressemblance entre des êtres organiques. Cette thèse lui permet au chapitre XIII de rendre raison de l’arrangement naturel des espèces. Mais, d’autre part, Darwin évoque le « long cours du descent », des modifications qui se produisent à chaque « étape de descent », « période successive de descent » ou encore des « long lines of descent ». Ces textes emploient descent dans le sens de l’aval : descent alors pointe vers la descendance, la génération au double sens de la production de nouveaux individus et de la relation de succession qu’ils entretiennent à leurs progéniteurs.
    • Du coup, les expressions « lignée » ou « filiation » ont incontestablement leur valeur en nous rappelant que descent est plus large que « descendance », et qu’en bien des occurrences le terme désigne la lignée et la filiation commune, à partir de l’ancêtre commun ; mais descent ne doit pas être compris uniquement comme la recherche de l’ancêtre commun : il se pense aussi dans le sens de la production des nouvelles espèces. Traduire descent par « descendance » permet aussi de rendre to descend par « descendre ». Darwin parle d’ailleurs communément des « descendants », un terme qu’il couple souvent à celui de « rejetons » (offspring). Finalement, le terme « descendance » marque seulement le caractère propre des « descendants », le fait qu’ils « descendent ». 
    • Pour bien comprendre ce dont parle Darwin, il faut donc se résoudre, si « descendance » gêne, à conserver descent. commune et de la descendance modifiée. Elle identifie des « lignées qui se modifient au moyen de la sélection naturelle » (common descent ou descent with modification through natural selection) et par là elle s’oppose à la théorie des créations spéciales. Le descent est une explication plus économique, plus simple et plus efficace que les miracles et autres actes de création distincts. Il est une « cause vraie », fondée sur de bonnes analogies et permettant d’expliquer un grand nombre de phénomènes15. 
    • En réalité, le terme descent et le terme origin sont souvent utilisés par Darwin comme deux équivalents : donner l’origine des espèces, c’est dire que les espèces sont « les descendants modifiés d’autres espèces16 ». On dira donc provisoirement que la théorie du descent est une théorie de l’origine au double sens de la source (la relation des progéniteurs aux descendants) et de la cause efficiente (le mécanisme qui produit).
  • Origin como abstract
  • SN rebaixada pelo próprio Darwin em carta para Asa Gray e no capítulo XIV ver notas 40 e 41.
2. Dialectique ou le prisme des traductions: On the Origin of Species
  • « Un ami a objecté à mon titre que le mot “Variétés” devrait y figurer avant celui d’“ Espèces”. carta a murray 10/09/1859
  • Trads como fonte de estudo para filosofia do título
    • Quel est le problème avec le titre de l’ouvrage ? Les traductions qui en ont été proposées peuvent nous aider à mieux le percevoir. Ces différentes versions ne constituent pas une source de brouillage, qui en dirait plus long sur l’incapacité des traducteurs ou la différence irréductible des langues, que sur Darwin lui-même, sa théorie et son ouvrage. Loin d’être l’occasion de resservir quelques banalités réchauffées sur « traduire, c’est trahir », l’observation des traductions du titre de l’OS fonctionne comme un prisme qui nous révèle la difficulté qu’il y a à comprendre la nature réelle de ce livre, notamment : la pertinence de la question qu’il pose (origine des espèces), la signification de ce que l’on considère comme son concept principal (sélection naturelle) et la manière dont celui-ci s’articule à la lutte pour l’existence. Le simple examen des traductions du titre fait apparaître une foule de problèmes d’interprétation et est susceptible de changer le regard que nous portons sur l’ouvrage.
    • ....
    • S’arrêter sur le titre de l’ouvrage, c’est prendre le parti de l’étrangeté et rencontrer des écarts, des controverses : l’un nous dit que ce titre seul contient in nuce, in a nutshell, toute la théorie ; l’autre soutient que ce titre, Origin of Species, serait un misnomer43.
    • Os títulos alemães são completamente diferentes entre si, já os franceses têm cada um suas peculiaridades.
      • Lire On the Origin of Species, c’est d’abord noter les hésitations des contemporains de Darwin sur la manière dont on doit traduire origin. Si le français ou l’italien se sont contentés de transcrire le terme en « origine », il se pourrait que cette solution d’une apparente commodité masque de réelles difficultés. On peut les faire surgir de deux manières. D’une part, on constate que le terme « origine » a pu servir à traduire en français ou en italien d’autres termes anglais, comme descent. Mais, d’autre part, on peut étudier le devenir du titre dans des langues qui ne disposent pas du terme « origine ». Sur les manières de traduire l’anglais origin, la langue allemande peut nous servir de prisme, pour diffracter la variété de couleurs que recèle la lumière blanche du titre Origin of Species : en effet, en allemand, il fallait véritablement traduire le terme (c’est-à-dire lui donner un équivalent dans un autre système lexical), plutôt que se borner à le translittérer : les choix qui furent faits éclairent des déterminations fondamentales de la question de l’origine. 
      • Georg Bronn propose de rendre Origin par Entstehung dans la première traduction allemande qu’il réalise d’après la deuxième édition anglaise (1860). Ce terme d’Entstehung désigne un mouvement d’apparition qu’on pourrait traduire par « survenue », « apparition », par opposition à vergehen (« passer », « disparaître »). En traduisant origin par Entstehung, on passerait donc de l’« origine » des espèces à leur « mode de survenue ». Est-ce la même chose ? 
      • Le mérite de ce terme se mesure notamment par rapport à ses concurrents éventuels : on trouve ainsi dès 1860 un autre terme, Ursprung, dans la littérature sur Darwin45. Ursprung désigne la source, le point de départ, le point originel (marqué par le préfixe Ur-). Victor Carus, second traducteur allemand de Darwin, chargé de corriger la version Bronn, propose d’en modifier le titre et de changer Entstehung en Ursprung. Comme on sait par ailleurs que Darwin n’était pas satisfait de la traduction Bronn, on aurait tendance à faire confiance à Carus et à le suivre dans son interprétation du titre. De fait, Darwin admet qu’Ursprung pourrait bien être un meilleur terme que celui d’Entstehung : mais il en reste sur ce point au pur conditionnel et il refuse – de la manière la plus catégorique qui soit – que l’on s’en serve, afin, dit-il, de ne pas perturber le public en lui présentant un même livre sous des titres différents46. En arguant du « public » qu’il ne faudrait pas leurrer en lui présentant le même livre sous un autre titre, Darwin ne joue-t-il pas d’un argument indirect et poli pour refuser une proposition de Carus qu’il jugerait tout bonnement incorrecte ? La fermeté avec laquelle il refuse la proposition du terme Ursprung semble indiquer qu’il s’agit là d’un désaccord qui n’est pas seulement circonstanciel. Ainsi, Ursprung ne serait pas une bonne traduction d’origin et Entstehung serait ici un bien meilleur terme, quels que soient par ailleurs les qualités ou les défauts de la traduction Bronn et les torsions théoriques qu’elle fait subir à l’ouvrage de Darwin. 
      • En effet, la recherche de la « source » primordiale n’épuise pas le sens du mot origin. Le verbe to originate désigne avant tout un mode de production, une opération avec un certain pouvoir, une cause efficiente. Ce point est déterminant pour savoir si le livre donne bien la réponse à la question que pose son titre : si origin est Ursprung, point source, alors la question qui se pose est celle des ancêtres primordiaux (prototypes originaux, premiers géniteurs des formes vivantes sur terre), puis, à partir d’eux, celle de l’ordre de dérivation généalogique qui met en rapport les formes passées découvertes par la paléontologie et les formes actuelles découvertes par l’histoire naturelle ; si en revanche origin est Entstehung, alors la question n’est plus celle de l’origine de la vie ni celle de l’arbre généalogique, mais celle du mécanisme ou du processus à l’œuvre dans la nature. Le livre de Darwin va alors s’employer à montrer comment la sélection naturelle et la lutte pour l’existence « produisent » bien les espèces, comment ces deux concepts « originent » les espèces au sens où ils les produisent efficacement : pour traduire origin of species, mieux vaudrait alors dire production ou formation des espèces, que simplement origine. 
      • Cet écart de signification en apparence anodin devient toutefois sensible au fil des différentes versions et rétroversions proposées du titre. Ainsi, la version française d’un ouvrage allemand mentionne à plusieurs reprises un livre de Darwin intitulé Formation des espèces : à n’en pas douter, il ne s’agit que de The Origin, traduit en allemand Entstehung et retraduit en français « formation » par un traducteur peu informé ou, au contraire, conceptuellement clairvoyant47. Un autre livre français loue le titre de l’opus darwinien – un titre qui, à lui seul, « est une révélation anticipée » – et l’auteur de citer : « Production des espèces à la faveur de la sélection naturelle ou à la faveur de la conservation des races, accomplies dans la lutte pour l’existence »48.
      • Le livre entreprendrait donc de voir comment les espèces sont produites, Darwin prétendant donner l’origine des species, ce que le français traduit simplement « espèces », l’italien par specie et l’allemand le plus souvent par Arten (préférablement à Species). Le projet initial prévoyait de parler de The Origin of Species and Varieties, mais finalement, par souci de raccourcir un titre déjà long, Darwin doit abandonner le terme « variété » et se concentrer sur « l’affaire des espèces » (the case of species), qui constitue seule « le point réellement important »49. Toutefois, le concept d’espèce est doublement problématique, d’une part parce que sa signification (sa définition) est obscure, quand bien même on ne prendrait pas en compte les difficultés de traduction ; d’autre part, parce que sa combinaison au terme origin semble constituer un oxymore. Saurait-on ce que c’est qu’origin et ce que c’est que species, le syntagme composé origin of species ne ferait pas sens pour autant.
  • Problema das espécies
    • Toute la difficulté de l’ouvrage et de la théorie darwinienne de l’« origine des espèces » tiendrait alors à ce que « Darwin ne s’est pas nettement formulé à lui-même le sens qu’il attachait au mot espèce
    • ...
    • On peut donc, et c’est un point qui est souvent mal perçu, être fidèle à Darwin tout en pensant que les espèces ne sont pas des illusions ni des créations arbitraires du naturaliste59.
    • ....
    • Si Darwin a donné un sens à l’origine des espèces, ce serait donc en renonçant au réalisme de l’espèce, c’est-à-dire à l’idée d’espèces « spécialement créées ». Clémence Royer fonde sur ce nominalisme une philosophie politique et sociale.
    • ...
    • Ce nominalisme darwinien aboutit paradoxalement à vider le titre de toute pertinence : pourquoi se préoccuper de l’origine des espèces si l’espèce en elle-même n’est rien ? Autrement dit, si l’espèce est un concept non évolutionnaire et si à l’inverse la mutation des formes est incompatible avec l’existence d’espèces, alors la position darwinienne, telle au moins qu’elle se donne à lire dans le titre, risque fort de n’être qu’un non-sens. Il faudrait donc admettre que le terme de species n’y figure qu’au sens commun de « ce que les naturalistes ou le langage ordinaire ont l’habitude de distinguer comme différentes espèces », et ce quel que soit par ailleurs le réel statut ontologique du concept d’espèce ou sa véritable définition ou définissabilité. Telle semble être la leçon finale tirée par Darwin : qu’en adoptant ses thèses, les naturalistes « seraient enfin libérés de la vaine quête d’une essence du terme “espèce”, pas encore découverte et impossible à découvrir64 ». On peut, malgré cela, utiliser le terme d’« espèce » comme une entité pratique permettant de décrire des phénomènes naturels.
  • Sobre "Means" e "selection"
    • Ce mot means n’a l’air de rien, mais il a suscité son lot de questions. S’agit-il d’un simple mot de liaison ou au contraire d’un point dont l’interprétation a une importance capitale, comme le suggère en particulier Samuel Butler dans son Evolution Old and New65 ? Ce means, qui peut bien passer inaperçu, constituerait en réalité une clé déterminante pour comprendre l’œuvre de Darwin et son originalité, nous y reviendrons. Mais quelle est la nature de ce que Darwin lui-même a, en son nom propre, « originé » ? Darwin ne prétend en rien s’arroger la paternité (the origination) de la théorie selon laquelle les espèces n’ont pas été créées indépendamment : « La seule nouveauté de mon travail, précise-t-il, est de tenter d’expliquer comment les espèces sont modifiées et, dans une certaine mesure, comment la théorie du descent explique certaines grandes classes de faits66. » Dès lors, toute l’originalité de Darwin parmi les théories qui s’opposent au dogme des créations indépendantes ne se situerait pas dans la thèse de la descendance des formes les unes par rapport aux autres, mais simplement dans ce means, dans ce « comment » de l’opération qu’il serait seul à proposer.
    • Le means principal proposé par Darwin, et qui résume toute l’originalité de sa doctrine, c’est le concept de natural selection. Les traducteurs allemands butent sur ce terme et multiplient ses équivalents. La langue italienne rendra longtemps le selection anglais par elezione, et Canestrini, le traducteur italien de l’OS, conservera le terme elezione jusqu’à ses derniers écrits dans les années 189067. En français, doit-on rendre natural selection par « sélection naturelle » ? Cela ne semble pas faire de doute aujourd’hui. Mais est-ce que cela veut dire quelque chose ? Dans une recension de l’ouvrage parue dans le Magasin pittoresque en septembre 1860, un journaliste glose l’expression par « choix ou triage ». Clémence Royer, pour sa part, lui préfère l’expression d’« élection naturelle ». On lui a prêté toutes sortes d’intentions et on peut s’amuser, par exemple, à penser que l’emploi du terme « élection » a une portée hérétique : qu’en terre darwinienne les « élus » ne font pas l’objet d’une grâce divine extraordinaire, mais qu’ils sont simplement les mieux dotés dans la « concurrence vitale ». La raison du choix de Royer est pourtant simple : « sélection » constituait un néologisme un peu rigide, qui impliquait l’introduction en français de l’adjectif « sélectif » et surtout d’un verbe dont on ne sait s’il faut préférer la forme « sélire », « sélectionner » ou encore « séliger »68. À l’inverse, le terme « élection », qui servait aussi à décrire par exemple les pratiques des éleveurs, permet une traduction souple, offrant l’emploi du verbe « élire » et du participe passé « élu »69.
    • Du point de vue de la réception, tout l’enjeu se trouve ici dans le fait que le terme « élection » serait porteur de significations plus spiritualistes que le terme « sélection », et qu’en choisissant ce terme Royer aurait introduit des éléments étrangers (une « intelligence ») dans la trame même de l’OS, exposant du même coup Darwin à certaines critiques injustes, comme celles de Flourens, le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, qui l’accuse de « personnifier la nature ». Plus encore que « sélection », « élection » s’apparente au choix conscient et délibéré, voire à une certaine dose d’arbitraire : Darwin obtient « un langage métaphorique qui l’éblouit et il imagine que l’élection naturelle qu’il donne à la nature aurait des effets incommensurables (c’est son mot), immenses et que n’a pas le faible pouvoir de l’homme » ; « rien ne l’arrête ; il joue avec la nature comme il lui plaît, et il lui fait faire tout ce qu’il veut ». Flourens, par un jeu de citations tronquées, suggère que Darwin lui-même a reconnu que l’expression « élection naturelle » est un oxymore, puisque « élection » désigne un pouvoir intelligent, alors que « naturelle » désigne cette absence d’intelligence. La sélection conférerait, malgré les protestations de Darwin, une sorte d’élection inconsciente à la nature, ce que lui reproche Flourens : « Ou l’élection naturelle n’est rien, ou c’est la nature ; mais la nature douée d’élection, mais la nature personnifiée : dernière erreur du dernier siècle : le XIXe siècle ne fait plus de personnifications »70.
    • En réalité, « sélection » comporte autant qu’« élection » le risque d’une personnification, puisque Darwin dut se défendre dès 1861 d’avoir introduit un « pouvoir actif de la Divinité71 ». Au contraire, « élection » semblerait plutôt moins exposé, puisqu’il est avant tout un terme classique de la chimie qui, à propos de la matière inorganique, parle d’affinités électives72. Royer se résoudra toutefois à substituer dans la deuxième édition de sa traduction « sélection » à « élection », mais non sans exprimer son profond désaccord avec ce terme. 
    • De fait, privée d’un verbe associé à « sélection », la traduction Barbier rend en un grand nombre d’occurrences le verbe anglais to select par le verbe français « choisir ». Là où Darwin décrit un processus neutre de « sélection », la version française suggère qu’il y a chaque fois opération d’un choix : non seulement on perd la proximité de to select et de « sélection », mais on introduit le sentiment d’une conscience dirigeant le processus là même où Darwin introduit le concept d’une sélection inconsciente. Il faut donc se résoudre soit à rendre systématiquement to select par « sélectionner » (et non par « choisir »), soit à revenir, comme Royer, à « élection naturelle », pour pouvoir bénéficier de la souplesse qu’a en français le verbe « élire ». 
    • Par ailleurs, si les traductions montrent la difficulté de rendre dans une autre langue la conceptualité darwinienne, on se leurrerait en pensant que le concept anglais de natural selection est clair. L’éditeur de Darwin, Murray, se plaint de ce choix. Darwin s’en étonne, défend son terme, qui est « constamment utilisé dans tous les ouvrages d’élevage », et promet de le compléter par un sous-titre – par exemple, « through natural selection or the preservation of favoured races »73. Darwin reconnaît que le terme est particulièrement difficile à comprendre et affirme même que c’est son inintelligibilité qui fait son intérêt : « Plusieurs savants ont pensé que le terme natural selection est bon, parce que sa signification n’est pas évidente – ce qui évite que chacun en donne sa propre interprétation – et parce qu’il lie la variation à l’état domestique et dans la nature74. » 
    • Pourtant, lorsqu’il s’agit de traduire, on ne peut s’en tenir à l’imprécision : il faut nécessairement proposer des équivalents, qui expriment des choix. 
    • Avant de livrer une traduction de l’OS, Bronn en avait donné une recension en 1860. Il y propose une version de la sélection naturelle que chacun commentera, selon son inclination, comme une interprétation originale ou comme un contresens. Bronn rend alors natural selection par die Wahl der Lebens-Weise, c’est-à-dire « le choix du mode de vie ». La présence du mot Wahl traduit l’idée d’un choix (plutôt que d’une sélection), mais même dans cette dernière hypothèse il ne s’agit évidemment pas de natural selection. L’emploi de cette locution exprime simplement pour Bronn une manière de reconnaître que les variétés sont produites par des différences entre les modes de nutrition, les environnements, les climats et de nombreux autres facteurs. 
    • Ainsi, « la cause la plus féconde et la plus générale de production des variétés » est ce Wahl der Lebens-Weise. Face à la concurrence, certains individus sont contraints d’adopter des modifications de leurs modes de vie. Pour Bronn, la surabondance de progéniture conduit non à des éliminations mais à des reconversions, non à des suppressions mais à des réorientations. Au lieu de lutter pour les mêmes niches ou ressources, les individus étendent la gamme des niches ou ressources traditionnellement réservées à leurs ancêtres. C’est de cette manière qu’on expliquerait aujourd’hui l’existence de kangourous arboricoles en plus des kangourous terrestres. En interprétant ce « choix du mode de vie » comme une forme de spéciation, par divergence de caractères et d’habitudes, l’expression de Bronn rejoindrait ce que Darwin désigne par l’expression, empruntée à Milne-Edwards, de « division du travail » : un principe permettant une meilleure allocation des ressources d’une région, laquelle peut, par là même, soutenir un plus grand nombre de formes. Ainsi, Bronn propose une interprétation constructive de la sélection naturelle, où la concurrence pousse les individus sur la voie d’habitudes alternatives, qui évite tout risque d’interpréter natural selection comme un simple couperet : elle indique comment la nature invente en travaillant sur les marges. 
    • Mais ce choix de Bronn s’interprète aussi dans l’autre sens : ce serait non la modification (première) qui produirait le choix du mode de vie, mais au contraire le choix du mode de vie qui modifierait en un second temps l’organisme. Ainsi compris, le natural selection darwinien serait un concept de l’usage et du non-usage : comme les « habitudes » de Lamarck, le Wahl der Lebens-Weise de Bronn expliquerait la différenciation des formes par l’action continue des différences de modes de vie, lesquelles conduisent à des écarts entre les facultés. Darwin se déclare donc fermement hostile à cette traduction, dont il dénonce explicitement les accents lamarckiens. S’enquérant d’autres équivalents possibles pour son natural selection, à commencer par Adelung, « ennoblissement », qui lui paraît toutefois « peut-être trop métaphorique75 », il invite à aller voir du côté des éleveurs. C’est pourquoi la traduction Bronn propose, conformément aux désirs exprimés par Darwin, natürliche Züchtung. Le terme désigne l’élevage et la culture : il est donc adéquat pour décrire les processus appliqués aux espèces domestiques, quoiqu’il ne rende pas explicite l’intervention d’un choix. 
    • De son côté, Georg Seidlitz propose plutôt Naturauslese, qui évoque un « tri » mais abandonne la référence explicite à l’élevage. Ludwig Büchner pour sa part préfère rendre selection par Auswahl, un terme encore plus neutre qui désigne simplement un choix entre plusieurs possibilités. Que reproche-t-il à Züchtung, qui nous paraît désigner l’élevage (ou la culture) ? Le traducteur français de Büchner suggère que le Züchtung de Bronn implique l’idée d’une amélioration ou d’une « amendation » : Bronn traduirait donc natural selection par « amendation naturelle »76. Mais peut-on le lui reprocher, quand Darwin suggérait d’aller jusqu’à Adelung, « ennoblissement » ? Dans la nouvelle traduction allemande corrigée par Victor Carus, le Züchtung de Bronn deviendra Zuchtwahl, ce qui est une manière de conjuguer les deux valeurs, du domestique (Zucht) et du choix (Wahl). 
    • L’ambiguïté initiale du terme darwinien se retourne contre lui dès lors que l’on doit traduire. Car toute traduction exige une interprétation, dans la mesure où il n’est aucun terme qui, au sein d’une autre langue, reproduise exactement l’articulation conceptuelle de la langue originelle. La solution consisterait à transcrire le terme étranger dans la langue d’accueil : c’est ce que finiront par faire les darwiniens français (en remplaçant « élection » par « sélection ») et allemands (avec l’expression Selektionstheorie). Le sens de natural selection, qui n’a rien d’évident, est condamné, dans une traduction, à se perdre ou à être déplacé. Pour éviter cela, il faut se borner à translittérer. C’est pourquoi il est tout à fait légitime de déplorer dans les choix de Bronn ou des autres une « trahison », susceptible en particulier de réintroduire le lamarckisme en contrebande : introduire les habitudes là où Darwin ne dresse qu’une analogie avec les pratiques des éleveurs. L’importation de significations parasites est-elle pourtant évitable ? * 
    • Chacune de ces propositions de traduction fait jaillir différentes voies d’interprétation de la théorie darwinienne qui ne sont pas étrangères aux termes mêmes dans lesquels elle se dit. Mais il serait faux de penser que la version originale de l’ouvrage est dépourvue de tels conflits d’interprétation et que le terme anglais lui-même ne recèle pas bien des ambiguïtés, qui seront dommageables à la bonne intelligence du système darwinien. C’est pourquoi le titre de l’ouvrage redouble l’expression « by means of natural selection » par l’expression « or the preservation of favoured races ». La sélection signifierait donc la préservation, le maintien, la conservation (Erhaltung). L’OS stipule que l’expression natural selection n’a été adoptée que « par souci de brièveté » pour dire le « principe de préservation », et, dans plusieurs lettres de 1860, Darwin suggère qu’il regrette « sélection naturelle » et qu’il aurait dû parler de « préservation naturelle »77. 
    • Si la théorie darwinienne n’est pas la première à s’opposer aux créations spéciales, si l’originalité et le sens de la théorie darwinienne consistent in fine dans le concept de natural selection, si en outre ce sens n’est pas donné immédiatement mais exige une élaboration, cela explique que de nombreux lecteurs de Darwin aient pu avoir l’impression qu’il ne faisait que donner un nom nouveau à ce que l’on connaissait depuis longtemps. C’est pourquoi plusieurs peuvent déclarer que « bien que n’ayant pas employé le mot, [ils] professai[ ent] depuis longtemps la chose » ; et que d’ailleurs le terme darwinien est mal choisi (qu’il vaudrait mieux par exemple parler d’« élimination ») 78. 
    • À ce stade, si le terme anglais selection semble introduire une « intelligence » dans le processus et si, en outre, la « sélection naturelle » est « préservation des races favorisées » (dont on peut croire qu’elle conduit au progrès), il n’y a aucune objection à l’assimiler au « survival of the fittest » de Herbert Spencer. C’est ce que suggère Wallace : cette « survie du plus apte » serait une bonne manière d’éviter que le terme « sélection naturelle », par sa comparaison avec l’opération intelligente de l’éleveur, ne risque de personnifier la nature. Affirmant le caractère métaphorique de l’expression natural selection, Wallace indique que la nature « ne sélectionne pas tant les variations spéciales qu’elle n’extermine les plus défavorables »79.
  • Hooker e Lyell contra SN
    • Hooker et Lyell remarquent de même que le terme natural selection n’est pas complet et recommandent l’expression variation and natural selection. Pour Lyell, parler de la sélection naturelle comme si elle agissait seule, en négligeant de mentionner les variations, cela revient à « lui attribuer plus d’opération [more work] » qu’elle ne mérite. De plus, Lyell reproche à Darwin de n’avoir pas clairement mis en garde contre le risque de confondre la sélection naturelle avec « le pouvoir créateur auquel doivent appartenir la “variation” et une chose bien plus haute que la seule variation, c’est-à-dire la capacité de s’élever dans l’échelle des êtres »81.
  • Em resposta, SN rebaixada pelo próprio Darwin
    • Carta para Lyell nota 83
    • Le titre de l’ouvrage est donc accusé d’avoir occulté le rôle fondamental de la variabilité ; comme si l’insistance mise sur la sélection naturelle avait empêché de considérer suffisamment le matériau sur lequel opère cette sélection.
    • Ainsi, par ce glissement de la sélection à la préservation des modifications, Darwin opérerait un détour de l’origine des espèces à l’origine des « races favorisées », nous dit le titre ; ou à l’origine des variations dont il a donné les lois, nous dit sa correspondance. Il se trouverait nécessairement guidé vers une réflexion sur ce qui est préservé – à savoir les « races favorisées ». Si l’on choisit en outre d’interpréter la sélection naturelle comme un couperet, se pose alors la question de la dimension créative du processus, et l’on est invité à compléter natural selection par variation.
  • Luta pela vida
    • La considération des « races favorisées » amène à prêter attention au dernier concept fondamental du titre : struggle for life (ou struggle for existence dans le titre du chapitre III). En italien l’expression lotta per l’esistenza surprend les oreilles84 et « lutte pour l’existence » n’a rien de naturel en français. Claparède, qui l’introduit, dit « regretter l’emploi d’une locution aussi barbare » : « C’est à proprement parler le combat que les êtres se livrent pour se disputer l’existence. Des expressions telles que combat de la vie ou lutte de l’existence ne sauraient avoir ce sens »85. Il faut noter que le terme n’est pas plus naturel en anglais : Theophilus Parsons parle avec hésitation d’une « compétition [competition] ou, selon la formule de Darwin, un struggle for life86 », expression qu’il n’emploie jamais sans guillemets. Des études menées sur le contexte russe ont pu montrer que cette expression de struggle for existence pouvait passer « au mieux pour un terme imprécis et confus, au pire – et ce cas fut bien plus fréquent – pour une expression trompeuse et repoussante87 ». 
    • Pour éviter ce nouveau syntagme qui irrite les oreilles françaises, heurte les savants russes, tout autant qu’il surprend en langue anglaise, Royer propose une traduction énergique et imagée : la « concurrence vitale ». Mais que suggère-t-elle ? Puisqu’elle n’est pas littérale, dans quel sens informe-t-elle le texte darwinien ? Alors que la lutte indique l’adversité ou la rivalité, la concurrence indique d’abord un simple parallélisme : le terme semble renvoyer à plusieurs individus engagés concomitamment dans la carrière de la vie. Toutefois, il faut noter que là où « lutte » peut décrire des organismes en lutte entre eux (des chiens qui ont faim), mais aussi bien des individus seuls face à un environnement hostile (la plante qui a besoin d’eau au bord du désert), « concurrence » suggère immédiatement l’idée d’une compétition en vue d’obtenir une récompense ou une gratification. La « lutte » comme la « concurrence » permettent de marquer les « relations de dépendance mutuelle » qu’entretiennent les individus entre eux et envers leur environnement : mais là où « lutte » peut inclure une forme de conatus ou de simple tendance à persévérer dans l’existence en dépit de l’adversité, la « concurrence » insiste plus sur ce caractère relationnel de la survie : une seule graine arrive à maturité sur un million. Là où la lutte pour l’existence inclut la relation aux éléments inertes et aux ressources rares (eau, nutriments), la concurrence vitale la réinterprète comme relation de rivalité, « le banquet de la vie, […] toujours trop étroit pour que tous les êtres vivants puissent s’y asseoir88 ». 
    • Archiac propose de remplacer la « concurrence vitale » de Royer par l’« équilibre des forces vitales d’où résulte l’harmonie de la nature89 ». Mais si Royer utilise parfois le terme « harmonie » pour rendre l’anglais adaptation, elle est loin de faire de l’« harmonie de la nature » la leçon générale du darwinisme, si par « harmonie » on entend équilibre et statu quo. Bien plutôt, comme elle le formule dans le titre français de 1862, le darwinisme lui paraît être une théorie du « progrès ». Plus que le simple favoured races – qui se verrait interprété comme perfectionnement (Vervollkommnung) plutôt qu’en termes de simples avantages (Begünstigung) –, Royer fournit une hypothèse générale sur la nature de la philosophie darwinienne. Elle parle de la sélection naturelle comme d’un « pouvoir intelligent », ce qui peut s’appuyer sur quelques occurrences du lexique de la perfection dans l’ouvrage ou sur le fait que Darwin parle du « talent infaillible » (unerring skill) de la sélection naturelle90. Selon Royer, le progrès est une conclusion qui se déduit logiquement de l’ouvrage. Les lecteurs de l’OS (ou plutôt de sa traduction française) se feront l’écho de cette inflexion importante, qu’ils attribueront à Darwin sans la questionner91. Darwin obtiendra toutefois de Royer qu’elle retire le concept de « progrès » du sous-titre de la deuxième édition française. Mais cela n’empêcha pas que la théorie darwinienne soit applaudie, par un rédacteur du Civiltà cattolica, comme « la teorica del progresso92 ».
  • Sobre o "ou" 
    • Nous avons suivi jusqu’ici la première : celle qui consiste à dire que la sélection naturelle équivaut à la « préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie », et par conséquent que la sélection naturelle se définit comme un couperet, un processus qui opère un tri parmi les « races ». C’est la manière dont le titre est principalement compris au XIXe siècle. La seconde n’établit pas d’équivalence entre la sélection et la préservation, mais entre le premier membre du titre tout entier et le second membre du titre tout entier : c’est-à-dire entre l’« origine des espèces (par voie de sélection naturelle) » et la « préservation des races favorisées ». Cela revient à dire que les espèces sont d’un statut ontologique ou taxonomique équivalant à celui des « races » (c’est-à-dire des variétés) : que la production des espèces (et non la sélection naturelle) n’est rien d’autre que la préservation des races favorisées dans la lutte pour l’existence97. Reste à savoir pourquoi, si cette deuxième lecture est « incontestablement celle de Darwin », ce n’est pas celle qui fut majoritairement faite par ses premiers lecteurs.
  • Conclusão
    • Les incertitudes produites dans les versions allemandes, françaises et italiennes permettent d’interroger en retour le texte original de Darwin. [...] Face aux hésitations de ses interprètes, Darwin ne manifeste pas toujours la plus grande clarté et semble souvent hésiter. En particulier, que signifie origin ? D’un côté, le terme renvoie à une source primordiale (Ursprung) ; de l’autre, origin prend le sens actif de « survenue » ou d’« apparition » (Enstehung).
DEUXIÈME PARTIE - SEXE, HASARD ET VARIATIONS: LES CHAPITRES I À V DE L'ORIGINE DES ESPÈCES
3. Pigeons déviants: de l'importance de la variabilité dans la nature
  • Comme traduir breeders
    • S'agit-il simplement des « éleveurs » ? D’abord, les breeders s’occupent de végétaux comme d’animaux. Faudra-t-il dire « éleveurs et cultivateurs » ? En réalité, ces deux termes français indiquent plutôt l’art de faire grandir, de s’occuper des individus une fois nés. À l’inverse, les breeders ont un rapport plus dynamique et plus directement producteur aux individus dont ils ont charge. Le concept de breed est ici central et ambigu : d’un côté, il désigne seulement une race, variété ou sous-variété, sans considération de son mode de production ; de l’autre côté, c’est un verbe qui signifie à la fois « copuler » et « se multiplier » : il y a des breeds par marcottage ou par bouturage, de même que la voie de reproduction sexuelle est une manière de breeding. On voit donc qu’en se plaçant du côté des breeders Darwin nous place d’emblée du côté des techniques de multiplication des individus : le sexe, bien sûr, mais aussi tous les autres modes de multiplication non sexuée.
4. Le queer diagram et l'arbre de la vie
  • Nada de formas intermediárias
    • Ludwig Büchner note que la recherche des formes intermédiaires parmi les formes existantes n’a rien de darwinien
    • ...
    • Exit donc la dérivation de la baleine à partir des ours avalant des mouches. Ainsi compris, le diagramme propose une logique de l’ancêtre commun, toujours inconnu (d’où les pointillés en bas du diagramme darwinien comme des points de suspension), qui tisse des relations et triangule les rapports entre les formes données. Dès lors, l’absence d’intermédiaire entre les formes existantes n’est plus problématique : c’est que les souches communes ont disparu, et elles sont d’autant plus lointaines que les formes qu’il faut relier sont dissemblables.
  • Diagrama como mecanismo e não como origem.
    • les linguistes ne parlent pas de la même chose que Darwin et qu’en comparant leurs « arbres » au diagramme darwinien on s’interdit de comprendre la portée du second. Des deux traductions possibles du terme origin, un grand nombre de lecteurs du XIXe siècle, préoccupés de prototypes et de formes primitives, ont préféré celle d’Ursprung, de la recherche du point source brièvement suggérée dans les dernières lignes de l’ouvrage ; Darwin en revanche, mettant en place un schéma général de production, illustré dans le diagramme du chapitre IV, promeut le mécanisme explicatif de la sélection naturelle et montre qu’il pense origin comme Entstehung, c’est-à-dire comme « origination », « mode » ou même « mécanisme de survenance ». En revanche, en comparant le diagramme aux arbres des linguistes, on tend irrésistiblement à faire d’origin un Ursprung.
    • Pourtant, les deux tableaux se distinguent de manière tout à fait éclairante et Schleicher lui-même le note : c’est qu’en effet le tableau du linguiste en 1863 est un tableau qui met en série des langues existant ou ayant existé ; à l’inverse, Darwin ne tente aucune généalogie et produit simplement une « image idéale ». ... horizontales. Mais, là encore, la forme arborescente et rayonnante, parfaitement équilibrée et symétrique, n’a rien de commun avec le schéma darwinien, dont on note au contraire le caractère dysharmonique, irrégulier et aléatoire. Contrairement au diagramme darwinien qui présente un mécanisme, Schleicher dresse un arbre qui tente simplement de remonter aux formes primitives (la langue primitive indo-germanique) : il donne le tableau d’une phylogénie où tout est rapporté à un ancêtre unique.
    • La comparaison entre le schéma proposé dans Die deutsche Sprache et le diagramme idéal de l’OS indique comment la question de the origin, posée par Darwin, est interprétée par ses lecteurs et successeurs comme celle d’un Ursprung plutôt que d’une Entstehung. La recherche du mécanisme est donc systématiquement secondarisée au profit de l’établissement de la généalogie et de la quête du terme premier de la série. Le schéma darwinien est compris comme un arbre phylogénétique, ce qu’il n’est pas et ne prétend pas être. Schleicher assigne à tort la théorie darwinienne à la recherche d’un premier terme ou d’une forme primitive. Il reconnaît pourtant que Darwin ne donne jamais aucune application ou interprétation phylogénétique de son schéma, mais il ne comprend pas cette absence comme une réticence du naturaliste par rapport à ce genre de tentatives149. Au contraire, les contemporains qui se risquent à comparer les diagrammes respectifs de Darwin et de Schleicher valorisent systématiquement le second par rapport au premier : comprendre l’évolution des langues permet de comprendre l’évolution des espèces, et non l’inverse, car le naturaliste conjecture là où le linguiste prouve, comme l’analyse le linguiste F.W. Farrar150. La manière dont le diagramme darwinien est interprété comme Ursprung plutôt qu’Entstehung conduit, d’une part, à considérer la recherche du mécanisme comme seconde par rapport à la mise en relation des groupes et à relire la logique de l’ancêtre commun en termes de chaînon manquant ; d’autre part, à secondariser la question du mécanisme particulier mis en avant par Darwin et à relire le darwinisme comme une simple théorie du développement à partir d’un germe.
    • Pensant tenir dans les diagrammes des linguistes une bonne image de ce que l’arbre darwinien devrait être, les « disciples » se sentent « autorisés » à combler ce « manque » supposé du texte darwinien. Royer, Gaudry et Haeckel s’empresseront donc de fournir les schémas de dérivation que Darwin n’a pas donnés. Mais, ce faisant, leurs tableaux seront fort différents du diagramme darwinien : leurs généalogies mettent en relation des groupes, sans jamais prétendre figurer un mécanisme.
    • Cette mise à l’écart de toute hypothèse généalogique correspond à une stratégie pédagogique et positiviste : il s’agit pour Gaudry de bien distinguer les faits des hypothèses. Ses tableaux de rapports doivent valoir indépendamment de toute hypothèse quant au mécanisme qui permet d’en rendre compte.
    • ....
    • soit, le transformisme de Gaudry n’a pas eu besoin de Darwin : catholique et spiritualiste, il interprète les formes intermédiaires comme la marque de l’unité du plan divin. Les tableaux de Gaudry s’en tiennent à la présentation de données ou de relations morphologiques, stratigraphiques et systématiques ; ils n’osent figurer le descent, alors qu’au contraire le descent est fondamental au diagramme en lignes pointillées que dessine Darwin.
    • Les schémas de phylogénie sont toujours imparfaits, révisables, critiquables en fonction des données de la paléontologie qui produisent de nouveaux groupes, ou des analyses morphologiques ou génétiques qui redistribuent les parentés. En revanche, le diagramme darwinien est un modèle qui ne changera jamais d’un iota.
    • Mais là où la phylogénie, supposant que « la nature ne fait pas de sauts », fait preuve d’une véritable obsession continuiste (trouver la forme intermédiaire entre deux types), la perspective darwinienne du descent se borne à inférer des parentés à un troisième terme inconnu ; elle recherche un « progéniteur commun », qui est un point d’interrogation, établi par une relation de triangulation avec deux formes connues. Il ne faut jamais oublier que le diagramme darwinien trouve à son principe un ensemble de lignes pointillées et anonymes. La convergence relative des lignes du diagramme suggère fortement l’idée d’un point nodal auquel elles viendraient se rejoindre, mais rien ne le garantit car les lignes du bas du tableau rappellent grandement celles du haut du tableau. Dans le diagramme de Darwin, il n’y a jamais un seul point source ; il n’y a qu’un mécanisme différentiel et différenciant, qui agit relativement à un système de positions et modifie à son tour les écarts et les positions.
    • ....
    • Sa force est qu’il peut être interprété comme un arbre généalogique sans pourtant en être un. C’est potentiellement un « pedigree » décrivant un simple système de parenté : à la limite, on pourrait donner un nom aux espèces de départ et aux espèces de la génération XIV, et associer à chacun des points la description d’un spécimen type vivant ou éteint ; mais c’est aussi plus que cela. Le diagramme représente le mécanisme de descent avec modification, qui se produit par voie de génération et non par voie de bourgeons comme dans un arbre. Cela attire notre attention sur l’existence de plusieurs paradigmes transformistes qui s’appuient sur deux conceptions différentes du descent, de la multiplication ou de la reproduction : par bouturage (ou reproduction au sens strict, copie ou clonage à l’identique) ou par génération (qui admet la modification, la transformation). La génération peut s’opérer par différents systèmes : selon des voies non sexuées (la parthénogenèse) ou selon la reproduction sexuée. On peut aussi formuler un descent avec modification selon des tendances internes, comme dans la métamorphose (déroulement d’un programme), ou une évolution par « génération hétérogène ». Ou un descent avec modification accidentelle en faveur d’une évolution lente, graduelle, par accumulation de petites variations qui répondent à des lois mais que rien n’a commandées. Ces deux théories concurrentes postulent l’une et l’autre un descent, contre la théorie des créations spéciales. Du coup, il n’y a aucune relation nécessaire entre le darwinisme et les arbres généalogiques (phylogénétiques). Tout transformisme peut à juste titre prétendre reconstituer des phylogénies, et dès lors il n’y a aucune raison d’associer la production d’arbres au darwinisme. Au contraire même, la comparaison de l’arbre semble se rattacher au mode de la génération hétérogène plutôt qu’à la reproduction sexuée qui intéresse proprement Darwin. À l’inverse, seul le système du descent avec modification par voie de sélection naturelle peut s’appuyer sur le diagramme du chapitre IV.
    • On comprend ainsi que le diagramme de Darwin ne donne pas une généalogie et présente plutôt un mécanisme abstrait, illustré au mieux par quelques exemples imaginaires. Ce statut des fictions dans l’OS s’explique par son intérêt pour des mécanismes généraux plutôt que pour un tableau récapitulatif des relations des formes connues. Où l’on revient au sens du titre L’Origine des espèces, comprise comme origination, cause productrice ou principe de survenance. Par là, Darwin entend procéder de l’individu variant à la production de groupes ou de populations (variétés, espèces, genres…) porteurs de cette variante, plutôt qu’à la dérivation à partir d’un prototype dont on suivrait les différentes altérations et différenciations. C’est un diagramme purement idéal qui résume l’approche darwinienne comprise comme une théorie des variations individuelles réglées par la lutte pour l’existence. L’OS propose bien une théorie de l’origine des espèces, au sens où elle les inscrit dans un schéma dynamique qui en présente la cause. 
    • Rien n’est peut-être plus associé à l’esprit du darwinisme que la construction d’arbres (tree of life, arbres phylogénétiques, dendrograms…), permettant de représenter les relations généalogiques, les rapports entre ancêtres et descendants, les « cousinages » et les divers degrés de parenté. Pourtant, l’OS ne contient pas d’arbre. L’OS ne contient qu’une image, au cœur de son quatrième chapitre, seule illustration de l’ouvrage et pour laquelle Darwin n’emploie toujours qu’un mot : « diagramme ». Celui-ci joue un rôle majeur dans l’exposition de la théorie, au point qu’aujourd’hui toute analyse de l’OS s’en fasse un passage obligé. Surtout, il constitue une échelle mobile qui prend les choses en leur milieu : c’est une tranche découpée, avec un avant et un après (marqués par des pointillés) ; l’illustration d’une loi ou d’un mécanisme, et non la relation des faits. Par sa quatrième édition pour devenir « des lignes pointillées divergentes et branchantes ». 
    • Enfin et surtout, le chapitre IV se termine par une célèbre et brève comparaison que Darwin introduit ainsi : « Les affinités de tous les êtres d’une même classe ont parfois été représentées par un grand arbre. Je crois que cette comparaison exprime largement la vérité. » 
    • C’est alors que Darwin évoque, en quelques phrases, des « rameaux » (twigs) et des « ramifications ». Il est notable que Darwin sépare nettement ces deux passages, celui du diagramme et celui de l’arbre, et qu’il présente le second comme n’étant pas de lui. De plus, il traite chaque image dans des styles fort contrastés : d’un côté, la description technique de son diagramme fait de lignes pointillées ; de l’autre, la poésie qui livre, en conclusion d’un chapitre aride, une image lyrique et propose, en guise d’apothéose, un grandiose tableau de la nature, « les ramifications magnifiques qui toujours branchent ». Darwin est d’ailleurs coutumier du fait, et bon nombre de ses chapitres se terminent par de puissantes et suggestives images qui, comme l’aurait dit Buffon, présentent la nature « en grand »155. Dans ces lieux particulièrement visibles de son livre, il s’emploie à réinterpréter des expressions communes dans le cadre de sa théorie (par exemple, à la fin du chapitre VI, l’unité de type et les conditions d’existence). Ici, Darwin récupère les représentations classiques d’arbres au sein de son mécanisme. Dans les deux dispositifs (le diagramme visuel et la comparaison littéraire), on trouve sans doute une même rhétorique de popularisation : le diagramme jette de la lumière sur les affinités ; l’arbre est un mode de représentation de ces affinités. Si l’un des deux est un artifice purement pédagogique, c’est d’ailleurs plutôt le diagramme, chargé de nous « aider à comprendre un sujet plutôt perplexing », que l’arbre, qui « dit la vérité » (speaks the truth). Mais le statut rhétorique identique de deux dispositifs destinés à faire comprendre une même idée ne suffit pas à les assimiler l’un à l’autre ! 
    • Il nous paraît au contraire nécessaire de distinguer le diagramme et l’arbre. En effet, le modèle de l’arbre n’est pas au sens strict une image de reproduction : il s’agit plutôt d’un modèle de développement par croissance. C’est qu’il faut considérer l’arbre non comme une simple métaphore mais comme ce qu’il est en lui-même : un assemblage de boutons (buds), une vie agglomérée plutôt qu’individualisée, un agencement polyzoïque, comparable dans une certaine mesure à un corail. Dans le carnet B, Darwin suggère d’ailleurs que l’arbre de vie pourrait être mieux représenté comme un corail dont la base des branches serait morte et aurait disparu156. 
    • Un autre élément revient constamment dans la réflexion de Darwin : l’opposition entre deux modes de génération. Il la trouve formulée dans la Zoonomie de son grand-père et c’est par elle qu’il choisit d’ouvrir ses carnets sur la transmutation en 1837. Là où Erasmus Darwin opposait une génération par bulbes et boutons et une génération par voie séminale, Charles distingue simplement une génération « contemporaine ou 
    • simultanée » (coeval), par boutons, et une génération « ordinaire » (processuelle), par étapes successives, sans préciser si elle est séminale (sexuelle) ou non : il indique simplement que ce processus est « une répétition raccourcie de ce que la molécule originaire a fait »157. Or, il est tout à fait frappant que le chapitre IV se clôt précisément par un rappel de cette opposition entre croissance et génération, ou entre boutons et reproduction [quote].
    • Ce texte nous permet de comprendre en quoi l’arbre est une comparaison (simile). Une comparaison met en rapport deux choses différentes, en soulignant leur point de ressemblance. Ici, la ressemblance est clairement établie entre deux types de croissance clairement distingués : une croissance par boutons et une croissance par génération. La conclusion du chapitre IV exprime donc avec la plus grande clarté que l’objet de Darwin est de montrer, par la théorie de la sélection naturelle, que la génération « par étapes » ou sériée (en particulier sexuée), quoique soumise à un déploiement dans le temps, peut produire les mêmes effets que la génération « simultanée » (en particulier par boutons), qui jouit de l’immédiateté dans la production de la forme. 
    • Au terme de cette analyse, plusieurs points s’imposent. Non seulement l’arbre et le diagramme sont deux dispositifs différents pour éclairer un même fait – les affinités ou les parentés généalogiques –, mais, si l’on considère leur différence en son sens le plus littéral, comme au ras de l’image, alors on est conduit à mettre en avant deux processus de génération différents : le clonage est suggéré par l’arbre, alors que le descent avec modification est traduit par le diagramme. Selon cette hypothèse, la particularité du diagramme de Darwin serait alors de mettre en avant le descent avec modification et en particulier la reproduction sexuée, par opposition aux arbres : ceux-ci bourgeonnent et croissent par voie de clonage, c’est-à-dire de simple multiplication sans descent ni modification, et du coup sans divergence. Autrement dit, le diagramme montrerait l’importance de la génération, là où l’arbre exprime simplement une croissance. Ce point explique notamment que le chapitre IV contienne une section-digression qui prend le temps d’établir la reproduction sexuée (les « entrecroisements ») comme une « loi de la nature ». Si la reproduction sexuée (et non la simple croissance ou l’autofécondation) a acquis un tel statut, c’est que, sans que l’on sache pourquoi, la génération contribue au bien-être et à l’avantage des individus et a donc été préservée par la sélection naturelle.
  • Conclusão
    • Le diagramme de Darwin découpe dans l’histoire des générations une tranche indéterminée. Il est généalogique sans être un arbre généalogique. Il décrit l’origine comme mécanisme de survenue (Entstehung), mais ne nous reconduit pas à l’origine comme point source (Ursprung). Il figure simplement les différents effets du descent with modification sans en proposer aucune application concrète, sinon quelques exemples imaginaires. Ce constat est d’autant plus surprenant que les linguistes ont donné depuis longtemps des arbres et des schémas de dérivation mettant en relation les différentes formes de langages connus. Cette absence d’applications pourrait s’expliquer par une certaine prudence de Darwin, échaudé par les critiques sévères qui accueillirent la publication de Vestiges of Creation. Les lecteurs de Darwin s’empressèrent de combler ce « manque ». Ce qui soulève deux objections : d’une part, transcrire le diagramme en arbre, c’est perdre précisément son originalité, à savoir qu’il donne un mécanisme complexe qui peut s’interpréter selon différentes dimensions (paléontologique, systématique) ; d’autre part, c’est négliger le fait que Darwin distingue soigneusement son « diagramme » d’un « arbre ». Darwin dit que son diagramme est « branchant », mais à aucun moment il ne mentionne des « rameaux » ou autres « troncs ». Pourquoi ? Il semble qu’une réponse possible soit l’attention que Darwin porte depuis ses carnets de 1837 à la différence entre les modes de génération : les arbres bourgeonnent ; le diagramme travaille à partir d’une variation infinitésimale, produite par voie sexuée.
5. Hasard et lois de la variation
  • Retorno do Lamarck
    • les thèmes abordés semblent dangereusement lamarckiens, un silence général se fait sur le contenu de ce texte, apparemment étranger à la définition du darwinisme alors même qu’il se situe à une charnière importante de l’OS, juste avant que Darwin ne passe à l’examen des difficultés que rencontre sa théorie.
  • Variação e acaso
    • variation ne se produit pas « au hasard », mais selon des lois que nous ne connaissons pas et qu’il nous importe de travailler à connaître. 
    • Plus tard, dans le chapitre XIV (« Récapitulation »), Darwin évoque un « champ de recherches immense et à peine foulé », « sur les causes et les lois des variations, sur la corrélation, sur les effets de l’usage et du défaut d’usage, sur l’action directe des conditions extérieures, et ainsi de suite »159. Cette page ouvre, à l’intérieur même du texte de Darwin, un blanc-seing qui autorise toutes sortes d’hypothèses, concernant les lois de la variation et celles de l’hérédité (y compris, pourquoi pas, celle des caractères acquis). Et de fait, s’agissant de spécifier ces lois, ressurgissent des thèmes que l’on a coutume d’associer à des modes non darwiniens de transformisme. La liste des sections du chapitre convoque des thèmes qui peuvent surprendre par leurs accents lamarckiens : « Effets des conditions extérieures », « Usage et non-usage dans leur rapport à la sélection naturelle », « À propos des organes du vol et de la vision », « Acclimatation » ; ou par ce qu’elle suggère une variation non plus aléatoire, dans des directions indéterminées, mais dirigée selon certaines « tendances », ce qu’on appelle « orthogenèse », comme pour cette section intitulée « Les espèces d’un même genre varient d’une manière analogue ». La présence massive de ces thèmes lamarckiens ou orthogénétiques dans le chapitre V explique pourquoi les darwiniens contemporains le contournent comme accessoire dans l’économie de l’ouvrage. Si Darwin fait place aux mécanismes lamarckiens, c’est de manière simplement secondaire : on pourrait les retirer du système sans que celui-ci s’arrête de fonctionner, car ce qui est véritablement opératoire pour Darwin, ce ne sont pas les lois de variation mais la sélection naturelle.
    • ...
    • Tous les thèmes convoqués dans le chapitre V sont systématiquement pondérés de l’action de la sélection naturelle. Quand Darwin interroge les rôles respectifs de la sélection naturelle et des conditions de vie, il conclut que ces dernières jouent un rôle seulement indirect (en affectant le système reproducteur, et donc comme cause de variabilité), alors que la sélection naturelle est véritablement productrice des caractères par son action accumulatrice160. De même, les cas d’usage et de non-usage (animaux aptères ou aveugles) ou les lois de corrélation de croissance sont mis en rapport avec l’action de la sélection naturelle.
    • ...
    • La sélection naturelle peut tout, mais seulement une fois que les variations sont produites. C’est pourquoi les lois de la variation sont logiquement et chronologiquement premières. À plusieurs reprises, Darwin admet d’ailleurs que la variation est la condition nécessaire de l’opérativité de la sélection naturelle. Y a-t-il donc contradiction entre la sélection et les lois de la variation ? L’OS donne-t-il sur ce point satisfaction ?
    • ...
    • En plusieurs lieux, il déclare que parler d’« accident » est une preuve d’ignorance, à commencer par le début du chapitre V (« notre ignorance des lois de la variation est profonde162 »). Cette « ignorance » prête à des interprétations contradictoires : elle peut être comprise comme une manière pour Darwin de souligner l’existence de lois et d’inviter à les rechercher ; mais cela peut également être une thèse négative, par laquelle Darwin réfuterait toute hypothèse qui prétendrait pouvoir prédire les variations. La thèse de l’ignorance présente donc deux aspects qui tiennent étroitement l’un à l’autre. Elle vaut à la fois comme un programme et comme une réfutation : le projet de déterminer autant que possible les rapports complexes qui se cachent ou s’entremêlent sous le terme « hasard », et la volonté de barrer la route aux faux savoirs – ces derniers prétendant bien connaître les caractères de la variation et déclarant en particulier que la variation est définie, déterminée et dirigée dans le sens du progrès ou commandée en réaction aux modifications de l’environnement. La thèse de l’ignorance signifie à la fois l’existence de lois de la variation contre le hasard (thèse de la légalité), et l’indétermination contre la prédétermination (thèse de la complexité).
    • ...
    • Ce passage du chapitre IV établit clairement qu’on peut considérer l’action du hasard dans la production des variations mais pas dans celle des variétés ou des races [...] Selon une version classique du darwinisme, la variation est aléatoire et seule la sélection (artificielle ou naturelle) a le pouvoir d’induire a posteriori des directions dans la variation, en ce qu’elle a le pouvoir d’accumuler la variation dans certaines directions déterminées. Darwin distingue nettement ce point d’une seconde question : la variabilité est-elle libre ou déterminée166 ?
  • Darwin sobre variação
    • Comment Darwin lui-même répondait-il à ces questions ? Dans l’Essay de 1844, il soutient que la thèse des limites à la variation n’a aucun fondement factuel. L’idée que la variabilité des espèces domestiques est épuisée (exhausted) vaut peut-être pour quelques points de détail (trivial points, tels que fatness ou kind of wood), mais cela ne saurait être une thèse générale, comme l’indiquent des progrès récents réalisés dans les races de pigeons. Ainsi, sans pouvoir démontrer positivement l’existence de variations illimitées, Darwin affirme que la thèse des limites n’est en rien étayée. 
    • Il met en avant la grande quantité des variations et une variabilité différentielle selon les états (domestique/ sauvage), selon les espèces, selon les individus et selon les organes. Ainsi, la tendance à varier est différente selon les espèces – comme l’indique Darwin reprenant le concept buffonien des divers degrés de « flexibilité » des constitutions –, mais elle diffère également selon les organes au sein d’une même constitution175. Il rappelle l’existence de causes de la variation : « Il doit y avoir quelque cause efficiente pour toute différence individuelle légère, de même que pour toute variation plus sévèrement marquée qui pourrait surgir ; et si la cause inconnue devait agir avec persistance, il est presque certain que tous les individus de l’espèce seraient modifiés de manière similaire. » Mais, dès la phrase suivante, Darwin n’hésite pas à avouer qu’il a sous-estimé, dans les éditions précédentes de l’OS, « la fréquence et l’importance des modifications dues à la variabilité spontanée »176. Cette contradiction ne surgit pas entre deux couches successivement sédimentées dans l’épaisseur de l’OS, mais bien dans deux phrases simultanément ajoutées dans la sixième édition. 
    • L’ampleur de la variabilité est au cœur des critiques adressées à Darwin et des inquiétudes de ses disciples. Avec l’abandon de la variation spontanée (sans cause), le problème de la variation aléatoire (sans direction) devient plus aigu, et du même coup le pouvoir de la sélection naturelle semble réduit d’autant, nous le verrons. Hartmann peut ainsi claironner que Darwin lui-même a déclaré, dans les dernières éditions de l’OS, « avoir exagéré la fréquence et l’importance des modifications résultant de la variabilité spontanée177 ». Toutefois, il tente de maintenir la pertinence de ses principes, sinon pour une variation spontanée, du moins pour une variation indéterminée, sans direction ni limite.
  • 5ed
    • La cinquième édition de l’OS tente d’éclaircir cette opposition entre variation dirigée (centripète, réversive) et variation libre ou indéterminée (centrifuge, diffuse), indiquant la possibilité de variations affectant l’ensemble d’une population. Dans une réécriture d’un passage du chapitre V, Darwin précise que l’action directe d’un changement des conditions de vie conduit à des résultats soit indéfinis, soit définis : lorsque l’action directe des conditions produit des résultats indéfinis, « l’organisation semble devenir plastique et nous avons beaucoup de variabilité flottante » ; en revanche, lorsque les résultats sont définis, « tous les individus ou presque sont modifiés de la même manière »184. La tendency to vary est essentielle à la perspective darwinienne, car Darwin y voit la véritable explication des différences spécifiques, l’indice de la cause vraie (vera causa) de la communauté de filiation, opposée à la théorie des créations indépendantes185. Darwin affirme dans tout le chapitre V la nécessité de dépasser l’aléatoire par la recherche des causes et des lois de la variation. Or, comme la variation se produit de manière privilégiée selon lui à l’état domestique, on trouve dans les élevages un cadre particulièrement pertinent pour l’étude de ce phénomène. De ce fait, Darwin a pu attribuer diverses causes à la variation : effet direct ou indirect des conditions de vie, habitude, usage et non-usage, corrélation de croissance, compensation ou équilibre.
  • Demoção da SN
    • On peut au contraire considérer Darwin tel qu’il se donne et lire les apports successifs qu’il fait à sa théorie non comme des contorsions ou des appauvrissements, mais positivement comme des enrichissements. Abandonner le point de vue rétrospectif insufflé dans l’histoire du darwinisme par la synthèse biologique des années 1940, c’est prendre acte de la méthode de Darwin et observer avec quelle gourmandise il étaie son système de nouveaux faits, en particulier liés à la variation des animaux et des plantes à l’état domestique. L’histoire de l’OS, telle que nous la révèle l’étude de l’editio variorum de Peckham, raconte que, bien loin de se braquer sur l’omnipotence de la sélection naturelle, Darwin s’emploie à répondre aux objections les plus fortes, en gardant l’esprit ouvert aux nouveaux faits qui lui sont apportés.
    • ...
    • L’existence de causes et de lois de la variation, de même que l’ignorance dans laquelle nous sommes à leur égard, est-elle un obstacle à la théorie de l’origine des espèces ? Darwin semble le penser quand il écrit à Hooker, en 1862, que « [s] es recherches actuelles [l] e conduisent à accorder plus à l’action directe des conditions physiques », ce qui revient à « amoindri[ r] la gloire de la sélection naturelle »188. 
    • La vertu explicative de la sélection naturelle se trouverait écornée de deux manières différentes par le caractère non aléatoire de la variation. D’une part, si la variation n’est ni indéterminée ni illimitée, cela réduit la portée de la sélection naturelle : elle se trouve confinée dans certaines bornes. D’autre part, si la variation n’est pas aléatoire mais suit des directions déterminées, cela réduit la latitude de la sélection naturelle et semble la canaliser selon certaines directions.
    • ...
    • en proposant d’autres lois pour expliquer la théorie de l’évolution, ses successeurs déclarent prolonger ou compléter l’édifice darwinien, qui lui-même, bien loin d’être figé, semblait ouvert à la découverte d’autres relations et rapports réglés que la seule sélection naturelle. Le darwinisme a mis en avant une loi (la sélection naturelle), mais il a dans le même temps laissé blanches des pages importantes de la science de la nature, en accordant une grande place au hasard (concernant l’origine du fittest ou celle des variations). Il importe alors sur ce dernier point de le compléter en produisant les lois de la variation. 
    • Si l’on s’en tient à cette deuxième attitude, la contestation porte sur la valeur de ces lois nouvelles proposées comme contribution à l’édifice de la théorie de l’évolution.
    • ...
    • cette recherche des lois est interprétée comme contraire au darwinisme : d’une part, elle semble réfuter l’existence de variations « aléatoires » ; d’autre part, elle semble porter le risque de limiter et de canaliser l’action de la sélection.
6. Hasard et utilité
  • Epicurismo
    • Le darwinisme est souvent présenté comme un épicurisme : par la place qu’il accorde au hasard (l’aléatoire de la variation) et par sa conception de la nature comme d’un champ soumis à une force aveugle (la sélection naturelle). Le monde darwinien serait épicurien, dans la mesure où il exclurait toute téléologie et se passerait de toute intelligence au principe du monde.
  • Síntese
    • Ainsi, Ernst Mayr distingue le modèle épicurien de blind chance, à une seule étape (single-step), qu’il juge non darwinien, et le modèle en deux temps (two-step process) qui explique la perfection des adaptations par le « tri » (sorting) opéré entre les phénotypes heureux ou malheureux207. Eliott Sober suggère même que seuls les créationnistes associent, par manière de caricature, évolution et aléatoire (randomness) : autrement dit, ils tendent à faire du darwinisme un épicurisme, ce qu’il n’est pas208. Le caractère aléatoire ou indéterminé de la variation ne fait pas obstacle à l’opération de la sélection naturelle, c’est-à-dire à l’existence d’un ordre qui assure la production de l’utile. Selon la formule très expressive de Weismann en 1868 : « C’est donc l’action de la lutte pour l’existence sur la variabilité des espèces, c’est-à-dire la sélection naturelle, qui provoque l’origine de nouvelles races209. »
  • Ambiguidades do texto darwiniano
    • Si Darwin peut prêter le flanc à des interprétations tant épicuriennes que téléologiques, c’est que son texte présente un certain nombre d’ambiguïtés.
    • Utilidade e direção
      • L’existence d’une direction dans la variation, et d’une efficacité des lois qui gouvernent la nature, assurée par la sélection naturelle, se trouve donc au cœur du chapitre IV de l’OS.
      •  La question de l’utilité des caractères est également largement débattue. Darwin semble étendre l’utilité des organes (et donc l’empire de la sélection naturelle) dans un passage de la cinquième édition [quote]
      • Mais ce passage est supprimé de la sixième édition, et remplacé par un extrait du chapitre VII où Darwin s’emploie désormais à répondre à l’objection selon laquelle « de nombreux caractères semblent n’être d’absolument aucun service à leurs possesseurs, et donc ne peuvent pas avoir été influencés par la sélection naturelle230 ». Darwin reconnaît la force de l’objection et développe une panoplie de réponses : la prudence ne consiste plus (comme dans la cinquième édition) à s’abstenir de déclarer inutiles telle ou telle partie ; bien au contraire, elle invite à ne pas formuler hâtivement des jugements d’utilité ; les lois de corrélation et les « lois de croissance » en général créent une pression mutuelle sur le développement et exercent une action directe des conditions de vie. Darwin semble incliner de plus en plus vers la thèse de l’utilité de toutes les structures mais reste ambigu. 
      • Un passage du chapitre VI est également source d’ambiguïtés et de disputes. Darwin commence par faire état d’une objection : des naturalistes refusent de considérer que tous les organes sont utiles et déclarent qu’il existe des parties qui sont inutiles, faites seulement pour le plaisir des yeux ou selon les lois de la variété. Darwin admet immédiatement qu’une telle objection serait fatale à sa théorie. Toutefois, par un étrange mouvement, il recule aussitôt, s’avouant tout à fait prêt à admettre l’existence de structures non pas « inutiles », mais « non directement utiles » à leurs possesseurs231.
      • ...
      • Mais par là Darwin établit une liaison très étroite entre sélection naturelle et utilité – ce pour quoi son système est parfois interprété comme un système téléologique ou un système du progrès.
    • inutilidade
      • Darwin tente pourtant de faire place à l’inutile, au moins par provision : le concept de lois de corrélation entre variations permet d’étendre le domaine de la légalité dans la nature sans tout soumettre à l’empire de la sélection naturelle ; il permet surtout d’expliquer la formation d’organes inutiles (ou dont l’utilité est provisoirement indéterminée). [...] Darwin lui-même évoque l’existence d’organes foncièrement inutiles dans le chapitre de récapitulation de Descent of Man. Il s’agit de structures présentes qui semblent, selon notre connaissance limitée, n’être maintenant ou n’avoir été auparavant d’aucune utilité, soit quant aux conditions générales de leur vie, soit relativement aux relations d’un sexe avec l’autre. De telles structures ne peuvent être expliquées par aucune forme de sélection, non plus que par les effets hérités de l’usage et du non-usage236. Le concept de « corrélation de croissance » permet à Darwin de faire place à des caractères en apparence inutiles dans l’organisme ; mais, par là, il privilégie les lois internes sur le milieu extérieur, les lois de la variation sur l’efficacité de la sélection naturelle.
    • Progresso
      • Le fait que Darwin n’évite pas l’opposition entre des organismes « inférieurs » et des organismes « supérieurs » semble indiquer qu’il admet une hiérarchisation entre les différentes formes de vie, celle-ci ouvrant, de manière problématique, à l’idée d’un « progrès » dans la nature.
  • Conclusão
    • Qu’ils pensent compléter Darwin ou le réfuter, les lecteurs de Darwin s’orientent vers les lois de variation au détriment de la sélection naturelle, chaque fois écartée, disqualifiée ou secondarisée. La valeur du two-step process est contestée et tout l’intérêt se déplace sur la production des variations, indispensable matériau sur lequel la sélection naturelle opère. Si le darwinisme est une théorie où soit le hasard aveugle, soit d’inflexibles lois agissent au niveau de la production des variations, la sélection naturelle n’a aucun pouvoir de les produire : elle risque donc de n’être qu’un agent destructeur et pas du tout créateur. Son pouvoir se bornerait à sanctionner et à sectionner, mais, quant à l’origine des variations (phase proprement créatrice ou « originatrice » du processus), elle serait entièrement impuissante.
    • Au Darwin standard s’opposent les figures contrastées d’un Darwin épicurien et d’un Darwin téléologue. Rappeler cela n’est pas prétendre dire la « vérité » du darwinisme ni tenter non plus d’en dissoudre l’unité dans une multiplicité de points de vue ; simplement différentes lectures de Darwin furent tentées, dont on peut contester la pertinence, mais qui attirent notre attention sur certains aspects du texte de Darwin : la place ambiguë de l’utilité, du progrès et de la beauté dans son système. Plus même, certaines de ces lectures ont pu prétendre se montrer fidèles à la pensée de Darwin, tout en contestant de manière radicale certains postulats fondamentaux du darwinisme « à deux temps » de la présentation classique.
TROISIÈME PARTIE - L'ORIGINE ET SES FRONTIÈRES
7. Mystery of mysteries: la tentation de l'origine
  • Positivismo
    • L'histoire des sciences a aussi étudié comment la pensée 
    • d’Auguste Comte a pu indirectement constituer un élément important dans la réflexion de Darwin sur la nature de la science. En réalité, Darwin n’avait vraisemblablement lu de Comte qu’une recension de son Cours de philosophie positive, parue en juillet 1838 dans l’Edinburgh Review259. Affirmer dès lors que cette lecture, à un moment certes crucial dans la formation de la théorie darwinienne, a exercé une influence sur la manière dont il a formulé ses idées peut paraître exagéré. La recension indique l’importance de l’expérimentation, sur des individus soustraits à leur état naturel et placés dans des conditions artificielles – un point qui peut attirer l’attention vers la sélection artificielle et les expériences des éleveurs. En outre, Comte, inspiré du modèle laplacien, insiste sur le rôle de la vérification numérique – ce qui n’est pas anodin si l’on pense la sélection naturelle dans son rapport à Malthus, que Darwin lira au mois d’octobre suivant. Mais, plus fondamentalement, dans cette recension Comte est présenté comme refusant que la science soit la recherche des causes. Or, il semble bien que Darwin, avec la théorie de la sélection naturelle, ait précisément prétendu donner les causes des phénomènes. Comment dès lors Comte aurait-il pu constituer pour lui un modèle épistémologique ? Tout dépend en réalité de ce que l’on entend par « cause ».
    • ...
    • Il s’opère une synthèse entre les positivistes et les disciples de Cuvier (parmi lesquels on peut compter Broca) contre la Naturphilosophie de Lorenz Oken et la philosophie anatomique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Tous se réclament de l’« école des faits », « du terrain du fait, de l’empirisme et de l’observation », et s’accordent pour déclarer transcendante la question de l’origine des espèces. Celle-ci pourtant n’a pas dit son dernier mot et tend à resurgir266.
    • ...
    • Eugène Dally, anthropologue et traducteur d’Huxley, prend acte de ces difficultés et poursuit la réhabilitation de l’origine, à partir d’une réinterprétation du positivisme. Quelle que soit la pensée définitive d’Auguste Comte sur ce sujet, la mise en garde qui recommande aux sciences de se détourner de l’interrogation sur l’origine ne pourra servir de guide qu’à ceux qui entreprennent des recherches spéciales. Pour les autres, selon Dally, le problème de l’origine s’impose, et « c’est pourquoi il faut accueillir avec bienveillance et sans aucune systématique hostilité toute tentative scientifique destinée à jeter quelque lueur sur une question dont la solution, vraie ou fausse, mais acceptée, a donné l’empire du monde intellectuel269 ». Dally ne partage donc pas la conception restrictive de la connaissance des origines que présente Broca. [...] Dally propose par conséquent de redéfinir le niveau « métaphysique » de l’interrogation, en distinguant l’origine (connaissable) de la cause (métaphysique).
8. L'origine radicale
  • Questão da origem da vida
    • Je dois avant tout préciser que je ne souhaite pas me mêler de l’origine des premiers pouvoirs mentaux, pas plus que de l’origine de la vie elle-même276. » Mais ces précautions sont vaines. En effet, tout se passe comme si, avant même la publication de l’ouvrage de Darwin, un certain nombre de questions avaient été nécessairement attachées au champ de la théorie de l’origine des espèces par transmutation naturelle plutôt que par créations spéciales.
    • [...]
    • Royer rend, dans sa traduction de ce passage, le couple darwinien progenitors/ prototype par une opposition types primitifs/ prototype281. Par là, elle renforce la cohérence du texte autour de la question de l’origine (le « primitif »), mais, ce faisant, elle introduit un biais interprétatif important. En effet, le terme darwinien progenitors est fréquent dans l’OS, où il désigne les « ancêtres », ceux qui engendrent (et précèdent) un individu d’une lignée. Les « progéniteurs » n’ont donc rien d’une forme typique ou archétypale, ils sont le point d’où procède le descent. Mais qui furent les premiers progéniteurs ? Darwin évoque la question dans ses dernières pages et c’est par là qu’on commence à le lire.
    • ...
    • Dans le camp du matérialisme populaire, Ludwig Büchner est particulièrement sévère [quote] À l’inverse, d’autres l’accusent d’excès d’audace. Ainsi Flourens : « Je remarque, d’abord, que son système n’a pas de commencement. Le commencement obligé de tout système, qui fabrique les êtres de toutes pièces, est la génération spontanée. On a beau s’en défendre : tout système de ce genre commence par la génération spontanée ou y aboutit. » Darwin est supposé avoir remonté d’ancêtre en ancêtre, et cela, sans fin : « En histoire naturelle, il n’y a que deux origines possibles : ou la génération spontanée, ou la main de Dieu. Choisissez. M. Darwin écrit un livre sur l’origine des espèces, et, dans ce livre, ce qui manque, c’est précisément l’origine des espèces.
    • Bronn
      • Interprétant l’origin comme Entstehung, Bronn propose à Darwin un programme étiologique – Ursache plutôt que Ursprung – dans lequel la sélection naturelle (réinterprétée, on l’a dit, comme Wahl der Lebens-Weise) joue un rôle déterminant : « la cause la plus féconde et la plus générale ». 
      • Bronn analyse la logique du système darwinien : poussé à son terme, il implique que « toutes les plantes et tous les animaux proviennent [herrühren] d’un seul prototype », et en définitive de reconduire toutes les formes à quatre ou cinq Stamm-Individuen (progenitors). Dès lors qu’il existe plusieurs « types primordiaux » (Urtypen) – que ce soit dix, cinq, trois ou même deux –, une création est nécessaire ; mais s’il n’y a qu’un prototype unique, le monde organique pourrait trouver son origine dans une gelée primordiale, du type de la « matière verte » de Priestley. Les expériences sur la génération spontanée lui paraissent cruciales pour le statut de la théorie darwinienne et retrouvent le problème du sexe dans la nature. Si des « espèces d’organismes » pouvaient être engendrées, dans certaines conditions, en se passant de germes organiques, alors la théorie de Darwin « recevrait le plus grand appui possible, dans le plus court temps possible », sous réserve que l’on démontre encore l’« origine directe » (direkten Entstehung) d’une matière organique à partir d’éléments inorganiques. En revanche, tant que ces deux points ne sont pas établis (génération sans germe, production d’organique à partir d’inorganique), la théorie darwinienne exige toujours le recours à une « force créatrice » : et dès lors qu’on accepte un acte de création, pourquoi ne pas en admettre des milliers ? Du même coup, pour Bronn, celui qui adopte le darwinisme est acculé à admettre deux thèses corollaires : non seulement l’idée d’un développement progressif, mais aussi, inévitablement, l’idée d’un « commencement premier des choses ». Bronn demande au darwinisme de prouver qu’on peut produire, à partir de l’inorganique, une matière organique « dotée d’une structure cellulaire », et encore, qu’à partir de cette matière on puisse obtenir « les graines et les œufs des espèces inférieures d’organismes ». Si la science parvenait à ces résultats (ce qui ne paraît pas être au-delà de ses possibilités), alors elle pourrait « cesser d’avoir recours à des actes personnels de création qui tombent hors du champ des lois naturelles ». Bronn n’attaque en rien la théorie darwinienne sur son caractère démontrable : preuves ou réfutations sont, pour le moment, indisponibles, et, en attendant, il y a ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas293. Mais la théorie darwinienne ne nous avance guère : elle reste « d’autant plus invraisemblable qu’elle ne nous approche pas de la solution du grand problème de la création ». Bronn l’accuse de laisser entier et comme en dehors de son champ le seul problème qui importe : l’origine de la vie. L’intervention d’une seule création est une entorse fatale à la construction générale du système : la cale qui stabilise le système risque à tout moment de se transformer en coin qui, enfoncé correctement dans le système, le jette à bas. Ce n’est donc pas de manière incidente que la question de l’origine de la vie croise celle du darwinisme.
      • Le darwinisme n’est pas la seule théorie à subir de telles inflexions et l’on pourrait observer les mêmes processus appliqués à la théorie cellulaire ou à la chimie organique. Chez Bronn, finalement, la question de l’origine des formes vivantes se couple d’une part à la théorie de la descendance via l’omniprésence de la cellule dans la constitution des organismes, et d’autre part à la synthèse de composés organiques à partir d’éléments inertes294. La génération spontanée doit être spécifiée dans le problème de la production d’une structure cellulaire, de la production d’organique à partir de l’inorganique, et la possibilité de produire par cette voie des espèces, c’est-à-dire des organismes pouvant se reproduire par germes. Grâce à la théorie cellulaire, Bronn soutient que le développement de toutes les formes spécifiques à partir de quelques formes prototypales n’a rien de surprenant : nous le voyons se dérouler sous nos yeux puisqu’un être unique se construit pendant les phases de la vie embryonnaire et fœtale à partir d’une unique cellule295. Mais cela rend le problème plus aigu et sa solution plus urgente : « rien ne pourra être éclairé tant que l’origine de la vie ne sera pas expliquée ».
  • Protótipos
    • l’absence de démonstration de la génération spontanée laisse la porte ouverte à l’intervention d’un Créateur : « le fil de la Création reste suspendu, dans la théorie de M. Darwin, à quelque chose d’inconnu ». Faut-il pour autant le lui reprocher ? Le darwinisme constitue certes un premier effort pour bannir l’idée de Création, ou tout du moins la faire reculer : mais il a, du point de vue de la religion, l’avantage de reconduire à un « fil » unique, alors que la théorie des créations discontinues avait rompu ce fil « en une multitude de parties »297. 
    • Armand de Quatrefages utilise les prototypes pour mesurer les avantages et les inconvénients respectifs des théories de Lamarck et de Darwin : le premier suppose constamment la production d’organismes élémentaires qui évoluent ensuite vers des stades plus élaborés : le second, faisant preuve d’une « sage réserve », suppose des prototypes initiaux qu’il fait ensuite évoluer par une dérivation lente. Le système lamarckien requiert impérativement la génération spontanée actuelle, alors que Darwin a renvoyé cette question à l’origine des prototypes, sur laquelle il a marqué une réserve dont il faut analyser les implications : « Darwin ne remonte pas aussi haut que Lamarck. » Ainsi, il ne cherche nullement à expliquer l’existence de son prototype et tous l’ont blâmé pour cette réserve : « On lui a reproché de laisser sa théorie incomplète, de ne pas tenir ce que promettait le titre de son livre en reculant devant la question de l’origine première. » Quatrefages loue cependant cette attitude : « Tout homme a bien le droit de fixer lui-même les limites où s’arrête son savoir. D’ailleurs, la déclaration de Darwin en ce qui concerne la génération spontanée est pleine de mesure et de sens. Il tient ici le langage du vrai savant »298. Quatrefages n’affirme donc pas que la génération spontanée est impossible. [...] à l’inverse, Darwin, « en se refusant à expliquer l’origine de la vie, en prenant l’être vivant comme un fait primordial, échappe de ce côté à toute difficulté ».
  • Homem
    • « Une grande difficulté m’agite l’esprit sur le chemin de votre théorie : c’est l’existence de l’homme310 », Jenyns para Darwin já em 1860
  • Conry
    • Yvette Conry en particulier a identifié là « le glissement, dans l’œuvre elle-même, de Darwin au darwinisme, d’une théorie scientifique à un investissement idéologique » : 
    • elle s’est interrogée sur un phénomène de « captation extrascientifique », sur la manière dont « on substitue un mythe à une science »313. La lecture de Conry permet de mettre en évidence des inflexions conceptuelles tout à fait déterminantes, en particulier un très net infléchissement épistémologique de la sélection naturelle : simple « principe » dans l’OS, chargé de résumer et de coordonner les faits de la variation individuelle et des taux géométriques de croissance des populations, elle devient dans le Descent une « loi inflexible » qui fonctionne comme « loi du progrès ». Autre inflexion importante, la positivité de la sélection artificielle se voit accrue d’un texte à l’autre : si elle a un rôle analogique et pédagogique dans l’OS, elle se voit investie d’une fonction durcie dans l’anthropologie, où le civilisé est défini comme le domestiqué. Les résultats de Conry sont éclairants ; on pourrait toutefois choisir de ne plus partir de l’écart entre un darwinisme (idéal, parfait) et un Darwin (historique et nécessairement imparfait). Si l’on renonçait à ne lire dans Darwin que ce qui correspond à l’idéal du darwinisme, si l’on acceptait de lire ce que contiennent les textes qu’il nous livre, alors la question prendrait un tour différent.
    • Conry décrit entre le Descent et l’OS un rapport d’application idéologique et de déchéance épistémologique. Mais la même logique interprétative peut conduire à d’autres conclusions. Là où Conry perçoit un infléchissement méthodique et une dérive idéologique, d’autres, comme Royer, tirent des conclusions exactement inverses : les mêmes postulats de lecture – la volonté de dégager la logique du système plutôt que de lire ce que Darwin a écrit – conduisent Royer à applaudir à la publication du Descent. Là où Conry s’efforce de dégager le darwinisme pur de la gangue des interprétations sociales, Royer tire avec hâte et gourmandise la leçon sociale du darwinisme, mais l’une et l’autre invitent à penser que Darwin ne s’est pas compris lui-même. 
    • Royer n’hésite pas à considérer que « le problème, tant controversé, de l’origine humaine pouvait être regardé comme la véritable pierre d’achoppement du darwinisme314 ». Comme le « wedge » de Gray (cf. supra, p. 265), la « pierre d’achoppement » de Royer est ambiguë : elle est le point auquel la vérité de la théorie se heurte et s’éprouve en un quitte ou double, pour être établie comme vraie ou récusée comme fausse. La cohérence logique du darwinisme s’aiguise, appliquée au problème de l’anthropologie : comment le darwinisme explique-t-il non plus seulement l’origine des espèces, mais l’origine de cette espèce particulière qu’est l’homme ? Si Darwin souligne sur un mode un peu ostentatoire qu’il s’est longtemps soigneusement abstenu de le faire, certains observateurs n’ont pas hésité à voir là le « grand champ de bataille du darwinisme » : l’origine de l’homme devient celle d’une hypothétique souche commune aux hommes et aux singes anthropoïdes et de notre rapport au gorille, au chimpanzé ou à l’orang-outang.
  • Ideologia
    • Le parti pris de la cohérence doctrinale du darwinisme présenté de manière forte et provocatrice par Royer forme un programme qui est partagé par plusieurs disciples du « darwinisme ». Dans un article publié sous le titre « A deduction from Darwin’s theory », W. Stanley Jevons prétend expliquer, au moyen de la théorie darwinienne, « le fait que les plus hautes formes de civilisation sont apparues dans les climats tempérés ». Partant du « fait » que « l’homme se montre dans sa plus grande vigueur et perfection, d’esprit et de corps, dans les régions intermédiaires entre l’extrême chaleur et l’extrême froid », il déclare donner enfin une explication « scientifique » à ce qui n’a encore reçu que des explications vagues et superficielles.
  • Conclusão
    • Pour beaucoup, le darwinisme comme théorie du descent doit remonter à l’Ursprung plutôt que décrire un processus d’Entstehung. Ainsi compris, le darwinisme paraît consister dans la théorie de l’homme-singe, dans l’idée que l’homme a une ascendance simienne. Ce n’est qu’à travers une interprétation du mot origin (compris comme recherche de l’arbre généalogique) que l’origine de l’homme s’impose en terres darwiniennes. La thèse d’une corrélation nécessaire entre darwinisme et origine simienne de l’homme, pour être dominante, n’en est pas pour autant la seule possible et d’autres soutiennent que le darwinisme ne conduit pas nécessairement à l’homme-singe. C’est le cas de Wallace, qui met les facultés supérieures de l’homme à part de l’empire de la sélection naturelle. C’est également le cas de Quatrefages, pour qui, en raisonnant logiquement d’après les principes du darwinisme, il y a contradiction à faire descendre l’homme du singe. Ainsi, le problème de l’application à l’homme de la théorie darwinienne est posé en particulier à partir de l’interprétation généalogique de Haeckel et de l’ambiguïté de la position wallacienne. Si plusieurs « darwiniens » (Royer, Haeckel) semblent s’accorder avec leurs ennemis (Civiltà cattolica, Lecomte) pour affirmer que le darwinisme débouche nécessairement sur la théorie de l’homme-singe, plusieurs autres darwiniens en revanche (Wallace, Quatrefages) concluent que la théorie de l’origine simienne de l’homme est en désaccord manifeste avec les idées de Darwin et que ce n’est qu’à tort qu’on s’est efforcé de l’y rattacher. 
    • La cohérence logique du darwinisme conduit à dépasser la lettre même de l’OS pour rechercher où le système conduit sans le dire. Nous avons ainsi isolé deux foyers auxquels l’ouvrage est reconduit et où la question posée par Darwin (l’origine des espèces) est déplacée : l’origine de la vie et des prototypes ; l’origine de l’homme, des facultés intellectuelles supérieures et des sociétés. Dans chacun de ces champs, différentes positions se proposent de formuler la thèse authentiquement darwinienne (en particulier une opposition entre mono- et polygénisme), et chacune de ces positions se prête à différentes lectures (conduit-elle à l’hérésie et à l’athéisme, ou est-elle compatible avec l’orthodoxie et les textes sacrés ?). Dans chacune de ces lectures, le cœur du darwinisme se trouve déplacé et l’OS est vidé de sa substance, réinterprété à partir de lambeaux de phrases arrachés à ses dernières pages.
9. Radicalisme ou cohérence systématique?

  • Questão religiosa
    • Il y a en effet ce qu’on pourrait appeler une « amphibolie » de l’unité du darwinisme, au sens où cette unité renvoie à deux directions différentes : d’un côté, l’unité est rapportée à un 
    • naturalisme réductionniste et range le darwinisme parmi les systèmes athées ; de l’autre, l’accord de la théorie et du réel fait sens en contexte providentialiste comme un signe de l’harmonie qui règne entre nos facultés intellectuelles et les structures du monde, et par là comme un gage de la rationalité divine dans la nature. Cette amphibolie de l’unité, suppôt d’athéisme ou gage de divinité, explique que l’hypothèse de la cohérence systématique du « darwinisme », où celui-ci est tenu pour une vision cohérente du monde, peut être mise en avant aussi bien par l’école matérialiste, qui l’appelle telle une saine cure contre la superstition, que par l’école spiritualiste, qui y retrouve des traces de la Providence.
  • SN
    • Mais si les principes mêmes du système darwinien sont antérieurs à l’usage qu’en a proposé Darwin, si Darwin lui-même n’a pas la primeur de leur formulation ou de leur emploi, quel est son apport personnel ? Darwin serait précisément non celui qui a apporté de nouveaux faits, non pas même celui qui a découvert de nouvelles lois, mais celui qui en a perçu la portée et en a assuré l’application la plus large. Certes, William Charles Wells ou Patrick Matthew ont pu entrevoir le principe même du système darwinien (la sélection naturelle), mais ils n’en ont pas mesuré les conséquences ni montré les applications à un problème particulier (l’origine des espèces). Darwin vaudrait donc par la cohérence qu’il apporte à un ensemble de faits qu’il permet de relier et de relire.
QUATRIÈME PARTIE - L'ORIGINE DE QUOI?
10. Y a-t-il des darwiniens? En quête de l'origine des variations
  • Rótulos
    • 1) « Darwinien » et « darwinisme » sont des étiquettes aux significations historiquement variables. On ne fut pas, on n’est pas darwinien de la même manière, par exemple, en 1890, en 1940 et en 2009. 
    • 2) « Darwinisme » est une attribution polémique, revendiquée ou conspuée, une étiquette qui fut au cœur d’enjeux institutionnels, politiques, générationnels, disciplinaires… On s’est disputé l’héritage de Darwin pour savoir qui était l’héritier légitime et qui avait dévoyé l’héritage.
  • Huxley
    • l'anticléricalisme et l'antiamateurisme pouvant parfois se rejoindre et se traduire dans l’exclusion progressive des clergymen anglicans hors des institutions scientifiques.
    • Qu’est-ce en effet que le darwinisme de Huxley ? Lorsque la thèse de Darwin paraît au grand jour, en 1858, Huxley, alors âgé de trente-trois ans, n’identifie pas la sélection naturelle comme constituant le cœur de l’apport darwinien. Quand il écrit à Hooker qu’« une grande révolution est en marche », qu’entend-il par là ? De quelle « révolution darwinienne » parle-t-il ? Et à Lyell il parle de la transmutation des espèces, sans sembler avoir seulement remarqué la présence du concept de sélection naturelle, relevant juste le rôle des circonstances extérieures ou l’existence de lois de la variation analogues à celles qui commandent le changement en chimie348. Le darwinisme de Huxley est donc avant tout un scepticisme modéré à l’égard de la sélection naturelle.
    • [...]
    • Par là, Osborn entend qu’Huxley a établi deux points fondamentaux : d’une part, que la leçon de l’OS, y compris dans sa première édition, est celle du rôle subordonné de la sélection naturelle par rapport à la variation ; d’autre part, que le programme ouvert par l’OS consiste à s’enquérir des lois jusque-là inconnues de la variation, de ses limites, et de la manière dont elle est soumise aux conditions sélectives359.
    • [...]
    • La réserve fondamentale de Huxley quant au statut de la sélection naturelle est dûment relevée par les adversaires du darwinisme. Ceux-ci s’étonnent de voir des doutes s’exprimer aussi clairement de la part de celui qui fut un propagateur de la pensée de Darwin, interprétée dans le sens d’un athéisme militant. Toute réserve de Huxley est utilisée pour fissurer le front darwinien et pour affaiblir la théorie darwinienne elle-même, rabaissée au rang de simple hypothèse. Huxley s’avoue confiant quant à la résolution future du problème, mais dans l’état actuel des choses il identifie un « little rift within the lute », une fissure qui ne doit être ni masquée ni négligée.
  • Hooker
    • Le darwinisme de Hooker tient à plusieurs thèses363 : 
    • 1) Il considère que les espèces ne sont rien d’autre que « les formes préservées de chaque génération [brood], que les circonstances auront favorisées ». La variation interindividuelle fait tomber notre croyance spontanée au type spécifique : il nous semble que nous disposons de types idéaux de chaque « espèce » d’arbre familière de nos contrées (le chêne, l’orme, le peuplier…), mais cette conception spontanée se trouve malmenée par l’expérience. Pour Hooker, « le type est un mythe » et sa conception de l’espèce est férocement anti-essentialiste. 
    • 2) Il accorde indéniablement un rôle important à la sélection naturelle, considérant que « le temps et la sélection naturelle suffisent à effectuer le changement : cette théorie est la plus simple et la plus claire dans l’état actuel de la science » et elle constitue « dans l’état actuel de la question la position légitime à adopter ».
    • Mais Hooker est-il darwinien ou est-il, comme le suggère Lyell, lui-même l’auteur d’une théorie de l’origine des espèces ? Ces deux doctrines de l’origine des espèces, formulées de manière concomitante par deux hommes qui étaient en relation constante, sont-elles exactement superposables l’une à l’autre ? En réalité, Hooker donne une théorie de la « création par variation » et non une théorie de la sélection naturelle. Tout au plus Hooker peut-il être tenu pour un partisan du descent avec modification qui accorde une place (reste à préciser laquelle) à la sélection naturelle.
    • [...]
    • Hooker reproche à Darwin d’avoir soutenu que les différences sont héritées des ancêtres : pour lui chaque descendant diffère de son progéniteur de manière nécessaire. Hooker apparaît comme le défenseur de la création par la variation, à partir de variants apparaissant spontanément dans la descendance. La loi est celle de la variation, et non celle de l’hérédité comme l’aurait affirmé Darwin avec trop d’insistance dans le premier chapitre de l’OS.
    • [...]
    • Le rôle que Darwin accorde aux circonstances extérieures n’est pas toujours clair : il tend à le réduire afin de donner plus d’ampleur au rôle de la sélection naturelle, mais d’un autre côté Darwin est perpétuellement obligé de rappeler l’importance des circonstances extérieures dans la production de la variabilité. Parfois il claironne : « Quand mon livre sur la volaille, les pigeons, les canards et les lapins sera publié, avec son lot de mensurations et de pesées de carcasses, je pense que vous verrez bien qu’“ usage et non-usage” ont au moins quelque effet. » Parfois il pleurniche : « Je me sens un peu triste, mais mes recherches actuelles me conduisent à accorder plus à l’action directe des conditions physiques. Je suppose que je le déplore parce que cela amoindrit la gloire de la sélection naturelle »368. 
    • Darwin est pris dans ses contradictions. Contre ces hésitations, Hooker maintient ferme sa théorie de la variation inhérente, autonome et centrifuge : « J’incline à croire que la variation est suffisante pour assurer toute quantité de divergence et que cela [le principe ou le fait appelé “variation” est totalement indépendant pour sa quantité et sa sorte des circonstances locales369. » 
    • La divergence entre Hooker et Darwin porte également sur le problème de la réversion : Darwin, hésitant lui aussi sur ce point, se montre plutôt prêt à admettre une certaine dose de réversion ; Hooker, à l’inverse, considère qu’elle constitue une force centripète totalement inconciliable avec sa théorie. Pour lui, qu’un caractère persiste ou réapparaisse, la somme des différences avec les parents va toujours croissant370. 
    • Finalement, le principe de variation devient pour Hooker comme la loi de gravitation en physique : « les circonstances peuvent bien masquer ses effets, mais elles ne peuvent pas agir sur lui ». La variation hookerienne fonctionne donc comme une force centrifuge, distribuée entre les différents individus ; « il n’y a pas une chance sur un million que l’identité de forme, une fois perdue, soit jamais retrouvée »371.
    • [...]
    • Enfin, il n’y a aucune raison de distinguer entre un bon darwinisme (celui de Hooker) et un mauvais darwinisme (celui, par exemple, de Royer), parce que le second glisserait de la sélection naturelle à ses applications sociales. Le bon Hooker interprète le mécanisme darwinien comme production d’une aristocratie. Il formule une théorie des « 4B » (blood, blund, brains, beauty – sang, argent, esprit, beauté), toutes choses « utiles aux organismes qui les possèdent et par là même recherchées par tous les organismes humains » : « leur accumulation, par voie de sélection naturelle, doit déboucher sur une aristocratie – ou bien le darwinisme n’est pas vrai ». On pourrait penser qu’il s’agit là d’une simple boutade et Darwin le taquine à ce sujet : « À quand votre livre sur l’aristocratie ? Cela fera à coup sûr un succès de librairie ! » Faut-il croire alors que Hooker s’amuse seulement à comparer les nations entre elles : aux Allemands l’aristocratie du sang, aux Américains celle de l’argent, aux Français celle de l’esprit, le reste du monde reconnaissant le pouvoir de l’amour, mais seuls les aristocrates anglais réunissant les quatre qualités ? Hooker revient sur ce thème de l’aristocratie plus de huit mois plus tard, indiquant que c’est pour lui une réelle et persistante préoccupation : aux États-Unis, l’incessant flot démocratique a, dit-il, « empêché le tri des masses et interdit les bons effets de la sélection naturelle »374. Darwinisme social et darwinisme biologique semblent inextricablement conjoints à ses yeux.
  • Weissmann
    • Par une formule très forte, Weismann résume la théorie de Darwin en 1868 en définissant le concept de sélection naturelle par le couplage de la variabilité des espèces et de la lutte pour l’existence.
    • [....]
    • Celui-ci a en effet déclaré qu’il accepte le principe de la sélection naturelle, non pas parce qu’il est capable d’en démontrer le processus en détail, non pas même parce qu’il peut l’imaginer plus ou moins facilement, mais simplement parce que c’est la seule explication que nous puissions concevoir. Nous devons supposer que la sélection naturelle est le principe de l’explication des transformations et de l’adaptation des organismes, parce que tous les autres principes apparents d’explication nous font défaut, à moins de supposer l’intervention d’un principe de dessein ou une hypothèse de création381.
  • Conclusão
    • [...] il n'y a as de darwiniens [...] correspondraient. Notre but ici est simplement de montrer comment différentes figures, éminentes par leur allégeance à l’évolutionnisme darwinien, ne se laissent pas réduire à une adhésion à la sélection naturelle. On trouve dans leur relation au darwinisme une injonction forte à penser la relation de la variation à la sélection naturelle, conformément au thème même mis en avant par Darwin dans les chapitres I et V de l’OS. Même avec Weismann, qui proclame si haut l’importance de la sélection naturelle, la variabilité s’invite par la petite porte et apparaît à travers le thème de la sélection germinale. [...] Les grands darwiniens dans leur écart à Darwin montrent que la recherche d’un darwinien « type » est sans doute une erreur de méthode. Conformément au principe de la variation centrifuge si cher à Hooker, aucun des enfants de Darwin n’est semblable à son père.
11. Means of modification: origine des espèces ou origine des adaptations?
  • 6ed
    • Après plus de dix ans de débats autour de l’origine des espèces, Darwin juge donc nécessaire de revenir sur cette phrase. Il martèle alors, avec clarté et non sans une certaine exaspération, que la sélection naturelle est l’« opérateur en chef », le facteur principal, mais qu’elle est « aidée » par des facteurs adjacents, primordiaux ou secondaires. Parmi ces facteurs, il déclare avoir constamment « sous-estimé » l’importance des variations et de différents facteurs (usage et non-usage, action des conditions extérieures). Darwin souligne donc qu’il a toujours mis en évidence un point que ses lecteurs n’ont pas voulu voir : en reconnaissant dans la sélection naturelle le facteur principal mais en aucun cas exclusif de la modification des espèces, il ouvre un espace pour d’autres mécanismes. 
    • Darwin dénonce une erreur de lecture, massivement commise malgré ses mises en garde, et confie son espoir que l’avenir proche la corrigera. Le « mécanisme naturaliste » de la sélection naturelle constitue certes un point d’ancrage essentiel de ce qu’il faut retenir par « darwinisme », mais Darwin lui-même
  • Descent
    • Dans The Descent of Man (1871), il déclare, sous forme de repentir, qu’il a « peut-être attribué trop d’importance à l’action de la sélection naturelle ou à la survie du plus apte », avant de préciser que les buts principaux de l’OS étaient « premièrement de montrer que les espèces n’avaient pas été créées séparément, et deuxièmement que la sélection naturelle avait été le principal agent de ces changements [chief agent of change], quoique largement aidée par les effets acquis de l’habitude, et légèrement aidée par l’action directe des circonstances environnantes »389. De tels passages sont interprétés comme autant de repentirs par les lecteurs de Darwin ; comme formant un faisceau de preuves établissant que Darwin a regretté ses formulations en faveur exclusive de la sélection naturelle390. Ils permettent à ceux qui doutent de l’étendue du rôle de la sélection naturelle de s’appuyer ici sur le consentement de Darwin lui-même : de jouer Darwin contre Darwin. Et surtout de jouer Darwin contre l’autorité des sélectionnistes intégraux ou radicaux qui se réclament seuls de l’héritage du maître, en particulier Wallace ou Weismann. Contre les dérives du darwinisme redéfini comme sélectionnisme intégral, le Darwin de 1871 en appelait aux développements ultérieurs de la science, espérant qu’ils trancheraient. Un certain nombre de ses lecteurs savants, comme Alphonse de Candolle, invite également à « distinguer la théorie de la dérivation des formes, du fait nécessaire de la sélection de ces formes une fois qu’elles sont produites391 ». 
    • À l’inverse, de tels infléchissements de la doctrine darwinienne, quoique opérés par Darwin de son vivant, sont totalement rejetés par les darwiniens radicaux, qui déclarent y voir à l’œuvre sa « lamarckisation », voire son « autolamarckisation », toujours latente. Le terme de « lamarckisme » intervient dans ce débat comme le corrélat et le contraire logique du « pur darwinisme », et interroge la place de différents facteurs irréductibles à la sélection naturelle (usage et non-usage, influence des circonstances extérieures) dans l’édifice théorique darwinien. 
    • Mais, pour s’en tenir à la sélection naturelle, il y a deux manières de lire les textes de Darwin sur sa « non-exclusivité » : soit on les considère comme extérieurs à la logique du système darwinien et l’on rejette comme « non darwinien » tout ce qui n’est pas sélectionniste ; soit au contraire on considère que la parole de Darwin importe quand il s’agit de définir le darwinisme et on les intègre comme une composante de notre compréhension du darwinisme. 
  • Wallace et purisme
    • La première lecture correspond à la stratégie de purification (et d’absorption) du darwinisme mise en œuvre par Wallace et qui culmine en 1889 avec la publication d’un ouvrage intitulé Darwinism. Par là, Wallace déclare fonder une école (le darwinisme) et surtout définir une orthodoxie. Le titre de son ouvrage proclame de manière tapageuse revenir à ce qu’était la leçon même de Darwin, avant qu’elle ne fût déformée sous le coup des différentes critiques qui lui furent adressées. Wallace l’indique dans son sous-titre de la manière la plus explicite : parler du darwinisme, cela revient à donner « un exposé de la théorie de la sélection naturelle avec quelques-unes de ses applications ». De telles déclarations peuvent s’appuyer sur les propos de Darwin : par exemple, quand il explique qu’« on a longtemps cru qu’on ne pourrait jamais expliquer comment le degré nécessaire de modification pouvait être réalisé, et cela serait resté ainsi pour toujours si je n’avais pas étudié les productions domestiques et ainsi acquis une idée juste du pouvoir de la sélection392 ».
    • [...]
    • Le darwinisme proclamé de Wallace entend mener Darwin au terme de la logique de sa propre pensée, terme auquel Darwin lui-même non seulement ne serait pas parvenu, mais n’aurait jamais proclamé comme tel. Wallace cite la phrase de Darwin, mais n’en retient que sa première partie et affirme que la sélection naturelle est l’opérateur « principal », quand bien même Darwin aurait ensuite reculé. Wallace veut revenir à un darwinisme strict, qui affirme haut et fort l’opération (agency) de la sélection naturelle dans la formation des espèces, à l’exclusion de tout autre principe. En particulier, Darwin a révélé que, dans la répartition et la modification des espèces, « le biologique est plus important que l’environnement physique » : il est donc exclu de faire quelque place que ce soit à l’influence du milieu394.
  • Mivart
    • À l’inverse, une deuxième lecture de la phrase de Darwin en souligne la seconde partie et n’a de cesse de rappeler que la sélection naturelle « n’a pas été l’opérateur exclusif ». Elle est défendue par des adversaires de Darwin, comme Mivart, mais aussi par des darwiniens revendiqués, tel Romanes. Le premier reconnaît que la sélection naturelle agit, mais précise que, « pour rendre compte de la production des sortes [kinds] connues de plantes et d’animaux, elle exige qu’on la complète par l’action d’une ou plusieurs lois naturelles encore à découvrir395 ». Le second s’imposa pendant sa carrière comme l’adversaire raisonné de Wallace et de Weismann, et le Times le proclama l’« héritier principal de Darwin ». Auteur des termes « néo-darwinisme » et « ultra-darwinisme » par lesquels il désigne Wallace et Weismann, Romanes fut extrêmement attentif à l’étude des différentes postérités darwiniennes dans leur pluralité, en particulier autour de la place de la sélection naturelle parmi les causes de l’évolution organique. Or Romanes brise une sorte de « tabou » darwinien au sens où il n’hésite pas à demander si la sélection naturelle est la seule ou tout au moins la principale cause de la spéciation. Pour lui, la réponse de Darwin est simple, « distinct and unequivocal » : Darwin « refusa constamment de considérer que la sélection naturelle devait être la seule cause de l’évolution organique » et il la compléta en affirmant l’importance des « facteurs lamarckiens ». Romanes identifie dans la postérité sélectionniste de Darwin un durcissement et une déformation de l’héritage darwinien, qui va « d’un préjugé défavorable envers une partie de son enseignement jusqu’à une pure et simple négligence qui dispenserait de lire ses livres ». Par là, « non seulement les néo-darwiniens forcent le sens [strain] des leçons de Darwin, mais ils renversent positivement ses leçons, en représentant comme antidarwinien toute une partie du système de Darwin, qualifiant ensuite de lamarckiens ceux qui acceptent ce système en entier »396. Wallace est donc accusé d’occulter certaines parties du texte de Darwin. À l’inverse, soutient Romanes, défendre l’opération exclusive de la sélection naturelle, ce n’est pas être darwinien, mais wallacien. Expliquer l’évolution organique par la seule sélection naturelle est une position théorique concevable, mais cette voie ne doit pas porter le nom de Darwin : elle cherche plutôt à « out-Darwin Darwin » et elle se trouverait bien mieux qualifiée de « wallacisme ». En cela, pour Romanes, les « ultra-darwiniens » déforment Darwin et sont tout à fait comparables aux « néo-lamarckiens » américains, qui ont fait une tentative symétrique de dépasser Darwin. La phrase de Darwin invite plutôt à passer de la sélection naturelle à la recherche des autres means of modification. Celle-ci ouvre sur un programme négatif ou critique, qui conclut soit à la relégation, soit à la réassignation de la sélection naturelle dans ses relations à l’origine des espèces.
  • Si les espèces ne sont que des variétés « marquées » (séparées par la barrière de la stérilité), expliquer l’origine des espèces (comprise comme spéciation), c’est expliquer comment cette stérilité est produite. Dans le cadre de la théorie darwinienne, cela revient à établir si la sélection naturelle et, plus généralement, le descent avec modification peuvent produire cette barrière interspécifique. Or Darwin n’en dit presque rien. La difficulté est rendue explicite par le « paradoxe de Romanes398
  • Isolamento e Wagner
    • C’est pourquoi Wagner, sans revenir à l’action des conditions extérieures mais sans s’en tenir à la concurrence entre les organismes, entend compléter le darwinisme par la « loi de migration
    • [...]
    • Darwin a d’ailleurs reconnu que de nombreuses objections à sa théorie étaient écartées grâce à la loi de migration. Le point d’écart avec Wagner porte sur l’isolement et ses modalités : est-il seulement utile ou bien véritablement nécessaire, comme le suggère Wagner ? Pour Darwin, la spéciation peut se produire sur les grandes étendues continentales. Pour Wagner, la spéciation se produit par la nécessaire migration ; ainsi, il ne s’agit pas à proprement parler d’un « isolement » (au sens où une population se trouve prise sur une île, isola), mais bien plutôt d’une séparation ou d’une ségrégation : les populations migrant, les variations se trouvent de facto séparées sans que la sélection naturelle ait à jouer son rôle d’élimination et de crible.
  • Isolamento reprodutivo e Romanes
    • George Romanes fait partie de ces auteurs qui, sans rejeter l’existence de la sélection naturelle, s’emploient à la dissocier de l’origine des espèces et à lui assigner un autre rôle. Les successeurs de Darwin qui n’endossent pas le sélectionnisme soumettent parfois la sélection naturelle à un processus de relégation ou de secondarisation, mais aussi un processus de réassignation où la sélection naturelle ne se trouve plus à l’origine de la spéciation mais d’autre chose : ainsi, dans les travaux de Romanes, la sélection naturelle joue un rôle fondamental dans la production des adaptations, mais ne serait pas une théorie de l’origine des espèces. [...] 1) sterilité des croisements interspécifiques [...]; 2) l'origine des variations.; [...] 3) l'infinité des caractères spécificants (sont-ils utiles?).
    • [...]
    • Comme la variation affecte principalement les organes reproducteurs, Romanes indique qu’il est tout à fait probable que la variabilité produise une fertilité accrue ou au contraire diminuée, ou bien encore une fertilité simplement différenciée
    • [...]
    • « les espèces naturelles sont donc comme les archives [records] de la variation des systèmes reproducteurs des ancêtres »405.
    • [...]
    • Romanes éprouve toutes les peines du monde à marquer sa différence : que son objet n’est en rien une remise en cause de la sélection naturelle, et que la « localisation » de son utilité ne signifie en rien qu’il conteste la pertinence générale du concept. Pour Romanes, l’originalité de sa position tient à ce qu’il distingue deux domaines : l’origine des adaptations et celle des espèces. De ce point de vue, la sélection naturelle n’est pas une théorie de l’évolution des espèces : elle en a simplement pris la « pose » et s’est trouvée de ce fait plongée dans un grand nombre de difficultés. En revanche, la théorie mécanique de la sélection naturelle reste pertinente « comme une théorie de la genèse des structures adaptatives et des instincts ». Mais peut-on encore se déclarer darwinien en ayant si bien localisé l’action de la sélection naturelle ? Romanes pense que cela est entièrement cohérent : la sélection naturelle doit être considérée, à strictement parler, non pas comme « une théorie de l’origine des espèces, mais plutôt [comme] une théorie du développement des modifications adaptatives411 ».
    • ...
    • La sélection naturelle représente seulement, du point de vue de Romanes, une théorie des adaptations. Plus qu’une théorie des espèces, elle est à l’origine des genres, des familles, des ordres : la sélection physiologique, au contraire, parce qu’elle se concentrerait sur la barrière reproductive interspécifique, pourrait prétendre au titre de théorie de l'origine des espèces.
  • qu'est-ce qu'être fidèle à Darwin?
  • Hartmann tem sua taxonomia da teoria de darwin dividida em principes auxilieres
    • Hartmann ne réfute pas la théorie d’un transformisme graduel : il se borne à le compléter, proposant de considérer que l’évolution se produit selon d’autres mécanismes, en particulier par des métamorphoses (« génération hétérogène »). Le fait que les variations organiques sont dans la dépendance directe des changements survenus dans l’environnement n’implique pas nécessairement que la variation soit dirigée ou qu’elle soit nécessairement adaptative. Pourtant, si les circonstances extérieures influent, cela produit une « tendance interne à la modification des organismes », par laquelle se manifeste la « loi d’évolution interne » : « la modification des organismes par des influences extérieures suppose toujours une aptitude préexistante et une tendance interne à la modification, sans quoi l’organisme périrait ou vivrait misérablement dans un milieu contraire, au lieu de s’accommoder physiologiquement au milieu extérieur modifié »425. 
    • De même, le principe de l’usage et du non-usage semble reléguer la sélection naturelle à un rôle subalterne, en faisant plutôt argument pour une évolution interne. En effet, ce qui commande l’usage et le non-usage, ce sont les habitudes : pour que l’usage soit modifié, il faudrait d’abord une modification de l’instinct, qui entraînerait ensuite une modification de l’usage, et, in fine, une éventuelle modification de l’organe. Pour Hartmann, cela revient à introduire un inconscient et même un caractère téléologique au sein de la mécanique naturelle 
    • darwinienne, et l’idée d’une loi d’évolution interne, préalable à toute évolution organique ou mécanique dont l’usage et le non-usage seraient l’un des moyens. Cela semble placer l’activité spirituelle au principe de l’évolution, par le biais du système des besoins. Finalement, comme le note Hartmann, quelle que soit sa cause – loi d’évolution organique, nécessité instinctive, activité intellectuelle consciente visant une fin –, le principe de l’usage et du non-usage semble être « un expédient technique pour l’accomplissement et l’accélération de l’évolution régulière interne ». Si l’évolution (la phylogénie) s’intéresse aux changements morphologiques, l’adaptation procède par ajustements physiologiques au sein d’un même morphème. L’adaptation n’est donc pas la bonne explication pour rendre compte de l’évolution : pour Hartmann, ce principe est à rechercher dans une « impulsion interne ».
    • ...
    • Le schéma d’Hartmann suggère que Darwin a attaché le destin de son système à des hypothèses supplémentaires qui peuvent paraître superflues. En contexte darwinien, la sélection naturelle voit ainsi son destin attaché au transformisme graduel : elle est combinée au continuisme et à l’absence de sauts. Or, le contexte du descent with modification est plus large que cela et inclut la génération hétérogène.
    • ...
    • La critique du gradualisme darwinien n’implique pas nécessairement l’abandon de la sélection naturelle, mais son autonomisation – ce qui la libère pour de nouvelles applications. Il est notable que de nombreux adversaires de Darwin (dont Hartmann) ne rejettent pas radicalement la sélection naturelle et lui conservent une place dans leurs théories. Simplement, ils ne lui assignent pas le rôle d’« origine » que lui réservait Darwin. Le même jugement peut inclure jusqu’à certains défenseurs de Darwin, comme Romanes, si bien que l’idée d’une opposition entre « darwiniens » et « antidarwiniens » perd beaucoup de sa clarté et de sa force. L’« éclipse du darwinisme » doit faire place à différents darwinismes, qui jouent tous, chacun à sa manière, Darwin contre Darwin.
12. Entwicklung: manières de descendre en se modifiant
  • Owen
    • Pour Owen, Darwin se trouve inclus à plusieurs titres dans la longue série des spéculateurs vains (« Maillet, Buffon, Lamarck, Vestiges, Baden Powell… »). D’une part, le mécanisme de la sélection naturelle ne présente pas une originalité fondamentale par rapport à ses prédécesseurs car il s’agit encore, selon lui, de prendre en compte les circonstances extérieures. D’autre part, Darwin outrepasse les bornes de la logique et croit pouvoir tirer du fait que les espèces sont changées des indications quant au mode d’opération de ce changement.
  • Weissmann e o axolote
    • Dans cette interprétation, l’Ambystoma ne serait pas un stade nouveau émergeant dans la lignée de l’axolotl, mais au contraire la régression accidentelle à une forme ancestrale : les axolotls qui peuplent aujourd’hui les lacs du Mexique ont été, à une autre époque, des Ambystoma, et dans certaines conditions ils peuvent faire retour à cette condition ancestrale.
13. Darwin contre Darwin
  • Telle qu’on la présente au XXe siècle, l’histoire du « darwinisme » se résume désormais à un double rendez-vous : une question mal posée (celle de l’hérédité), à laquelle Darwin a cru donner une réponse (la pangenèse), mais sur laquelle il sera resté, sa vie durant, comme en attente d’une meilleure solution (la génétique, qui dormait, enfouie dans les mémoires de Mendel) ; une question (celle de l’espèce ou de la spéciation) que Darwin a eu le mérite de poser, mais à laquelle il ne donne pas de réponse parce qu’il n’explique pas comment émerge la barrière de stérilité interspécifique, mais surtout parce que sa théorie aurait pour effet de faire disparaître la question (l’espèce n’a plus d’essence). Autrement dit, l’histoire de la biologie, telle qu’on l’a écrite au XXe siècle, évoque un rendez-vous donné auquel Darwin n’avait pas à se rendre (l’espèce) et un rendez-vous où il aurait dû se rendre sans même savoir qu’il l’avait pris (le gène). La théorie synthétique de l’évolution aurait donc, au XXe siècle, reproché à Darwin de n’avoir pas tiré les leçons de sa propre théorie, un peu comme Clémence Royer le faisait dans sa tonitruante préface de 1862. Mais là où Royer croyait pouvoir tirer trois leçons du darwinisme (c’est une théorie du progrès ; qui s’applique aux sociétés comme à la nature ; et qui fonde une ontologie nominaliste), la philosophie darwinienne contemporaine n’a retenu tout au plus que la dernière, faisant parfois du darwinisme un nominalisme radical qui oblige à congédier les anciennes croyances – dont celle, essentialiste, de l’espèce. Le problème du titre de l’ouvrage de Darwin est donc resté vif jusque dans l’œuvre des néo-darwiniens du XXe siècle.
  • [...]
  • En particulier, la formule à succès d’une « éclipse du darwinisme » ne nous a pas paru convaincante. La manière dont, indifféremment, Romanes, Huxley, Wagner, Eimer, Royer, Wallace, Hooker, Weismann, Brooks ou même Cope ont pu se déclarer fidèles à Darwin, tout en s’écartant de lui sur des aspects fondamentaux de sa théorie, ne nous a pas paru se réduire à des déclarations de façade. Tous ont pris Darwin comme un formidable appel à poursuivre la recherche scientifique, à accumuler des matériaux, à produire des lois nouvelles. 
  • S’il n’y a pas de saut entre les darwiniens et les non-darwiniens, si être darwinien veut dire tant de choses différentes et admet tant d’écarts, l’idée d’une révolution darwinienne ou non darwinienne s’estompe. Ou, comme nous y invite Michael Ruse, il nous faut être ici plus précis : il y eut bien une « révolution » au sens où le débat se reconfigura autour de l’OS et elle fut « darwinienne » au sens où c’est la référence à Darwin qui s’imposa comme le cœur du débat. Mais il n’y eut pourtant pas de « révolution darwinienne » au sens d’un changement de paradigme ou d’une lutte, camp contre camp, entre deux clans clairement définis. Ou alors, si l’on tient à conserver cette image d’Épinal sur un plan scientifique (et non plus seulement politique), il faut, comme Darwin lui-même dans l’OS, se contenter d’opposer l’idée très générale du descent avec modification à celle très générale des créations spéciales. Dès lors que l’on essaie d’être plus spécifique, et de classer les savants en fonction de leur allégeance à Darwin ou de leur rapport à la sélection naturelle, les frontières se troublent : ce qui s’estompe, c’est la frontière, car tous, finalement, darwiniens ou antidarwiniens font place à la sélection naturelle, à différents degrés ; mais tous font également valoir qu’il faut aussi faire place à la variation. Tous, en fin de compte, jouent Darwin contre Darwin.
  • [...]
  • Ce livre n’a poursuivi qu’un but : proposer de relire l’OS en faisant jaillir, au fil du parcours, un ensemble de difficultés ou d’ambiguïtés, riches d’interprétations contradictoires. La 
  • synthèse évolutionnaire, avec Ernst Mayr en figure de proue, s’est tournée vers Darwin pour faire l’histoire du développement de la pensée populationnelle, dont elle trouvait les formulations dans la première édition de l’OS. Des générations récentes d’historiens se sont plongées dans l’immense carrière darwinienne : elles se sont proposé de publier et de commenter la moindre ligne qui nous reste de la main de Darwin, entreprenant en particulier d’identifier comment il était parvenu à sa grande découverte. Nous pensons au contraire que l’histoire et philosophie des sciences ne se réduit pas à comprendre la marche de la science vers le vrai. De même que l’histoire et philosophie des idées politiques n’a pas finalité politique, le travail de l’histoire et philosophie des sciences n’est pas de servir le scientifique, de le confirmer dans ses croyances en le couronnant de glorieux ancêtres, de le détromper de ses préjugés, de lui donner une caution méthodologique ou épistémologique ou de l’aider à y voir plus clair dans ses propres perplexités. Elle est un discours autonome qui vise à identifier les processus et les débats à l’œuvre dans le domaine qu’on a coutume d’identifier comme « sciences ». 
  • Or, à se replonger dans l’OS et dans les lectures nombreuses qui en furent faites, que constate-t-on ? Que l’OS, bien loin d’être « un seul long argument », est un livre touffu, complexe à suivre dans ses développements, plein de chausse-trapes biologiques et philosophiques ; que Darwin lui-même fait souvent preuve de perplexité et de confusion, qu’il oscille en permanence sur ce qu’il identifie comme sa théorie et que les bouleversements notables apportés à son maître ouvrage en témoignent suffisamment ; que ces points ont suscité la perplexité et l’enthousiasme de nombreux lecteurs. Ceux-ci, toujours, pour défendre Darwin ou pour s’opposer à lui, n’ont jamais manqué de le citer et de jouer citation contre citation, Darwin contre Darwin. Comme beaucoup de grands livres, le destin de l’OS est de servir indéfiniment d’étendard ou de repoussoir, toujours pour les meilleures et les pires des raisons. Si bien que la question reste ouverte : en quoi la référence à cet abcès de crispation qu’est Darwin est-elle indispensable à la biologie, cent cinquante ans après ?

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